LEXICARABIA

LEXICARABIA

Le déterminisme interne de la langue arabe

 

  

 

Abdelghafour Bakkali 

 

"Dans cette base [de la grammaire], nous distinguons maintenant deux parties, l'une, qu'on peut continuer à appeler syntagmatique (ou catégorielle), (...), et l'autre, qui est le lexique. Le lexique consiste, simplement, en un ensemble non-ordonné (une liste) de rubriques lexicales, et chacune de ces rubriques lexicales n'est rien d'autre qu'un ensemble de traits déterminés; ces traits sont de trois sortes : phonologiques (...), sémantiques (...) et syntaxiques (...)"

Nicolas Ruwet, Introduction à la grammaire générative, Paris, Plon, 1967, p. 312.

  

 

 

Comme nous l'avons présenté dans notre précédent article « Mots arabes tombés en désuétude », nous allons maintenant nous intéresser à ce qu'on appelle après Emile Benveniste « déterminisme linguistique », de l'inséparabilité de la langue et de la pensée[1]. Il s'agit en fait de montrer comment la pensée façonne la langue et réciproquement. La langue exerce son influence sur la pensée. L'arabe antéislamique n'est pas pratiqué de la même façon que l'arabe incrusté irrémédiablement dans les schèmes de pensé que favorise la doctrine musulmane, ce que L. Wittgenstein  désigne par l'expression « le jeu de langage ». La langue devient désormais le miroir sur lequel se reflète une vision du monde. Le langage véhicule notamment « ce que nous voulons dire », "ce voulons faire", mais aussi et surtout « ce que nous avons dans l'esprit ». Cela prend en effet forme dans le discours que nous tenons. En d'autres termes, la pensée ne peut exister sans langue qui la supporte. Benveniste note à ce propos qu'« Aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit. L'essor de la pensée est lié bien plus étroitement aux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l'organisation de la société qu'à la nature particulière de la langue. Mais la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langue, car la langue est une structure informe de signification, et penser, c'est manier les signes de la langue »[2]. Cette bipolarité pensée-langue, quoique discrètement contestée, illustre le rapport quasi organique entre le développement de la langue et la démarche mentale ; autrement dit, la restructuration de l'idiome soumis à diverses influences et l'impact de la pensée dominante. L'une et l'autre dimension crée, si l'on veut, la « civilisation » et engendre l'éternel débat sur les conditions préalables du progrès humain. L'arabe ancien exposé au nouveau dogme transforme le psychisme conscient et l'entendement des locuteurs et approfondit conséquemment l'expression. Comment donc cette langue du désert arrive-t-elle à assimiler cette pensée multidimensionnelle ? Interrogeons plus particulièrement son déterminisme interne. Deux points à retenir :

 

  • mahiyya ماهية « essence » se compose de la particule grammaticale /ma-/ et du pronom personnel féminin /hiyya/. Dans le processus de la formation lexicale, le glide /w/ se transforme en /y y/ géminé.
  • hawiya  هاوية « désir » <   /man/ + /huwwa/.
  •  la'adriya لا أدرية < /la/ + /adri/ « je ne sais pas ; non-savoir ».
  •  magrayat مجريات <  /ma/ + /gara/ « ce qui est advenu ; événment ».
  •  masadaq ماصداق < /ma/ + /sadaq/ « ce qui fait dévier ; déviation », etc.

 

 

1°- Création purement et simplement de mots nouveaux par dérivation ou transfert de sens :

 

Ne s'attachant que partiellement aux phénomènes sociopolitiques, culturels et économiques les plus marquants, l'arabe ancien pratique largement - et utilement- la dérivation pour la création de nouveaux concepts. Des mots construits peuvent ainsi transposer l'unité lexicale ayant un signifié « banal » à une unité dotée d'un pouvoir évocateur plus grand. La philosophie, par exemple, use largement de ces types de constructions. On pourrait donc citer des mots de structure composée actualisés, plutôt créés, par le discours philosophique :

e.g.

 

Les dictionnaires anciens n'ont pas évidemment enregistré ce type de vocabulaire, parce qu'il n'a pas en usage dans le langage bédouin authentique ou authentifié et n'exprime pas une réalité spécifique étrangère à la culture originelle. Il s'agit d'une métalangue que les lexicographes évitaient sciemment de retenir dans leur nomenclature, parce qu'ils avaient un tout autre objectif, celui surtout de mettre l'arabe ancien à l'abri de détérioration causée, à leurs yeux, par cet apport néologique prolifique. Cette attitude de refus obstiné de retenir des lexèmes d'une si grande importance marque irrémédiablement la macrostructure des productions lexicographiques anciennes auxquelles on a souvent reproché leur caractère fragmentaire.

 

Mais la langue arabe, quoique enfermée dans une norme patiemment élaborée, ne put échapper à l'influence d'une pensée riche et diversifiée. Le vocabulaire mystique, par exemple, et auquel Louis Massignon a consacré une importante étude, s'infiltre dans le lexique ancien et exprime un mode de pensée qui s'est installé progressivement dans le paysage intellectuelle et religieux de cette époque. Ce vocabulaire s'est constitué, d'après l'auteur de l'Essai sur les origines du Lexique technique du vocabulaire mystique musulmane (Paris : Le Cerf, 1999)[3], à partir de quatre sources : primo, les mystiques, ou plutôt les théoriciens de la tasawwuf, تصوُّف se réfèrent au texte coranique qui leur offre, en abondance, une « terminologie » adéquate. Ils s'efforcent de donner à ces termes coraniques une signification en rapport avec leur « doctrine ». Le mot perd alors son S1 et acquiert des acceptions « occultes », surtout  aux yeux des autres courants islamiques qui, de leur côté, attribuent une signification parfois contradictoire à celle que retiennent les soufis ; et ce en relation avec leur façon de construire l'univers dogmatique. Ainsi la langue se plie-t-elle aux exigences des uns et des autres, tout en assimilant ces acceptions quasi antinomiques. Une sorte d'incommunicabilité s'établit donc entre les différentes écoles théologiques, de telle manière que la rupture fut vite consommée entre les sectes en situation de concurrence. Si l'on approfondie l'analyse de cette situation alambiquée, on se rend compte que le différend est en principe né de l'interprétation du dogme par l'une ou l'autre faction islamique. C'est dans la recherche du sens du mot - surtout dans sa valeur dogmatique - qu'un fossé d'incompréhension se creuse entre les partisans d'une telle ou telle doctrine. C'est pourquoi les lexicographes, conscients des difficultés que pose la définition de tels concepts, ont préféré écarter de leur nomenclature ces lexèmes ayant une charge idéologique acquise dans différents contextes. Mais cela ne les a pas empêchés d'émailler leur macrostructure de ces de ces néologies.

 

Pour s'approprier un vocabulaire apologétique, les mystiques le puisent secundo dans « l'ensemble des disciplines purement arabes », note Massignon, 49. La grammaire, antérieure à celle élaborée par Sibawayhi influencé profondément par son maître Al-Halil b. Ahmad, les « lectures coraniques », la jurisprudence, constituent eu égard la source à laquelle se réfèrent constamment les apologistes de la mystique. Ce lexique « technique » fut cependant accueilli avec scepticisme par les partisans du sunnisme dont se réclame la majorité de la communauté musulmane. Massignon cite des mots dont la charge mystique est évidente : damir ضمير « conscience », sifa صفة vs nakira نكرة , khafi خفي vs gali جَلّي ,hallحل , mutagalli متجلي , icha:ra إشارة, etc.

 

Tertio, les écoles théologiques, comme celles des Harigites, murgi'ites, qadarites, gabarites, etc. offrent à la mystique musulmane des mots dont le sens change selon le message qu'on cherche à transmettre. L'auteur du Lexique technique,49-50, cite, à titre d'exemple, caql عقل ,  cadl عدل , tawhi:d توحيد ,  caradعرض vs dha:t ذات , sifa صفة vs nact نعت , sura صورة vs macna معنى ,  qadi:m قديم vs muhdath مُحدث ,  wugudوجود vs cadaعدم , etc.

 

Quarto, l'« enseignement scientifique », amorcé dès le  Ie/VIIe siècle,   est un autre facteur qui développe le vo­cabulaire mystique. Cet enseignement, ibid., 51, « fondé sur le canon scientifique aristotélicien » est constitué soit d'emprunt littéral, i. e., 51-52, des « termes arabes, artificiellement déviés de leur sens usuel », soit de « parallélisme de structures », comme par exemple la fameuse « doctrine  des contraires » (cf. lumière vs ténèbres), « discipline de l'arcane » (cf. kitma:n كِتمان  vs. ifsa' إفشاء [sirr] « garder vs promulguer »[un secret] », etc.

 

2°- Transposition littérale des mots d'emprunt :

 

Pour se doter d'un vocabulaire « technique » fonctionnel, l'arabe ancien reproduit intégralement des mots scientifiques, philosophiques, techniques, ceux justement qui n'existent pas dans son répertoire lexical original. Le signe linguistique n'est pas construit sur une racine arabe pure, mais il est plutôt la manifestation matérielle déformée d'un étymon étranger : le mot d'emprunt finit parfois par se superposer sur l'un des schèmes conventionnels de la langue ancienne. Le livre des Mafatih al-cUlum مفاتيح العلوم « Clefs des sciences » d'Al-Khawarizmi الخوارزمي est exclusivement consacré à ce type de vocabulaire passé en arabe ancien soit par le processus d'arabisation, d'adaptation phonologique, soit encore par transposition littérale. La deuxième « section » de ce livre, constituée de 9 rubriques, explicite des termes étrangers introduits en arabe avec leur forme originelle : au grec, il a retenu falsafa <philosophia ; tawlugiya < theologia ; aritmatiqi < arithmêtikê ; tubiqi < topikos, etc.

 

[1]« Catégories de langue et catégories de pensée », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 (la première publication – Les Études philosophiques, N 4, 1958, P.U.F., Paris).

[2] Benveniste, op. cit., p. 74.

[3] C'est grosso modo l'analyse des concepts philosophiques qu'employaient les anciens soufis (VIIIe/IXe siècle).



24/05/2011
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