LEXICARABIA

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Le langage : dichotomie tawqif vs istilah ou phusis vs thesis

Abdelghafour Bakkali

   

 Le développement du langage de type humain est étroitement lié au développement du cerveau et des facultés psychiques qu'il supporte. Contrairement à ce que l'on pensait à l'époque de Broca, il n'existe pas de centre spécial et limité du langage, pas plus qu'il n'existe une aire de la pensée. Ce centre est représenté par une vaste zone de l'hémisphère cérébral gauche, appelée zone logopsychique. Le fondement organique de la construction du langage humain ne peut plus faire de doute.

Jacques Ruffié, De la biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976, p. 353.

 

 

 


Toute étude positive du langage devrait, comme le propose le linguiste marocain Abdelkder Fassi Fehri, in Linguistique arabe : forme et interprétation, 1982 :31, se résoudre par «La construction d'une théorie (ou d'une grammaire) de la langue, [qui] est une combinaison  d'hypothèses et de moyens descriptifs de laquelle on peut déduire des propositions empiriques spécifiques à propos des phénomènes observables.» C'est donc à travers cette «heuristique positive» que les secrets du langage pourraient se dévoiler et se prêter à l'observation, à l'analyse objective voire à l'expérimentation, comme essayait de le montrer Pavlov en écrivant à ce propos que le langage «Cette deuxième instance humaine qui nous garantit la possibilité d'une orientation infinie dans le monde infini et qui, à son degré supérieur crée la science.»(Cité par P. Chauchard in Le langage et la pensée, 9).

 

Le langage, étudié exclusivement par les linguistes, devient l'affaire de plusieurs autres spécialistes qui, chacun selon son champ de recherche, lui consacrent une approche souvent pertinente pour l'analyse scientifique des faits de langue. Une explication expérimentale du langage, fait social étudié jusque-là parallèlement aux autres faits sociaux, devient l'apanage des linguistes modernes. C'est en effet par cette approche interdisciplinaire de  ce «fait social» qu'une explication pertinente du langage humain est enfin esquissée.


   Mais le langage fut étudié sous un autre angle par les grammairiens arabes anciens. Leurs spéculations ne portaient pas seulement sur l'essence du langage, mais aussi sur son origine, problème quasi insoluble. A-t-il un statut divin (tawqīf توقيف ou ilhām الهام), ou plutôt est-il une convention entre les hommes (istilāh اصطلاح) ? Cette dichotomie avait entraînée une polémique véhémente. Le langage devient désormais la cible des études philologiques et philosophiques engagées avec ardeur par les penseurs musulmans.

 

Influencée par la philosophie grecque, la pensée rationnelle musulmane construit en effet ses postulats et sur cette théorie phusis et thesis en ce qui concerne la détermination de l'origine du langage. Les penseurs de l'Antiquité faisaient en effet une distinction au niveau naturaliste et conventionnaliste. Ces concepts thĕsis «sujet, thèse » et  phÿsis en grec φύσις, «nature» sont utilisés en philosophie pour définir les aspects naturel et conventionnel du langage.

 

   Des légendes rapportent que des êtres divins ont enseigné aux hommes l'art de la parole (voir R. Arnaldez, 1956,40-41). Ce qui montre que même dans les sociétés païennes, l'explication divine, surnaturelle du langage était retenue. Les «êtres» dont parlaient les légendes se seraient, peut-être, substitués à des forces surnaturelles qui auraient «soufflé» la parole aux hommes, en leur enseignant les noms des choses. Or, ils en ont fait l'homo loquens. La tradition antique ne dit jamais néanmoins comment les «noms» de ces choses eussent été intégrés dans le système de la langue ni non plus quelle est leur essence, parce que le mot, quelle que soit son expressivité, ne pourrait véhiculer un sens qui lui est inhérent, i. e. traduire formellement un message complet sans qu'il soit enveloppé par des indices d'énonciation et des modalités. La langue est dotée en fait d'une certaine logique qui lui est conférée par un ensemble de structures linguistiques assez complexes : un mot n'a véritablement d'existence - de signification - qu'en rapport  avec d'autres mots qui lui donnent sa valeur dans la chaîne du discours. C'est ce qu'on appelle le «sens contextuel» ou situationnel. L'idée d'institution du langage par des «êtres divins» serait eu égard utopique.

 

Mais Si l'on admet ce postulat, on pourrait, avec cependant beaucoup de réserve, soutenir que les Grecs et les Cananéens bien avant, comme plus tard les grammairiens arabes, auraient recouru à cette explication parce qu'ils ne pourraient, semble-t-il, écarter, dans une société polythéiste, l'intervention des dieux dans l'instauration d'un moyen de communication «mystérieux». Ils auraient reconnu l'étendue de leur pouvoir, celui de favoriser une communication naturelle entre les hommes. Bien que Lucrèce (v.99-55 av. J.-C.) eût vu dans le langage un développement du cri (ibid., 40), la pensée grecque restait profondément marquée par la croyance quasi mystique que la parole fut un don des leurs dieux. Les poètes antiques n'avaient-ils pas été inspirés par les Muses ou encore par des djinns comme c’est le cas des poètes antéislamiques ? Quand on est en cure d’explications rationnelles, on recourt aux légendes.

 

Pour les grammairiens arabes anciens, au contraire, l'institution divine du langage fut retenue selon une approche beaucoup plus développée. Une dichotomie fut relevée avec acuité dès les premiers débats. Or, une querelle doctrinaire opposait les uns et les autres. Sous l'emprise du discours coranique, le grammairien, quels que soient son talent et son sens d'investigation, n'osait mettre en doute que le Coran ne fût la «Parole de Dieu». Ils développaient leurs théories dans et par le Livre révélé. Mais les muctazilistes, profondément imprégnés de la philosophie grecque, soutenaient, avec cependant une certaine précaution, la thèse de la «convention humaine» du langage.

N'a-t-on pas fait de certaines tribus arabes bédouines les dépositaires de la langue originelle, de locuteurs ayant la salīqa ou «compétence discursive » ? Ne s'agit-il pas là d'une pièce à conviction pour les partisans du conventionnalisme ? Or «L'opposition ne s'établit donc plus entre le naturel et l'artificiel, le processus déterminé et la démarche libre, le donné et le construit, couples  qui sont renfermés tous dans l'alternative primordiale : phusis et thesis, mais entre le divin et l'humain, entre la volonté divine et la volonté humaine.» (ibid., 40).

 

Le célèbre  compilateur égyptien Al-Suyūtīالسيوطي, ayant senti l'importance d'une tel débat, ouvre son Al-Muzhir  المُزهر par la reproduction des arguments avancés par les partisans de l'une ou l'autre thèse. Ibn Fāris ابن فارس, de confession sunnite, soutient que le langage arabe est de nature divine, se référant, pour cela, au texte coranique : le verbe  callama علّم qu'emploie le Coran, avec le sens d'«enseigner», montre, sans équivoque, que Dieu - du mois dans la conception orthodoxe - a transmis à sa créature le «nom» de chaque chose qu'Il a créée. Le «nom» signifie ici signe avec sa face signifiante et signifiée, parce que le langage est un système de signes. Certains commentateurs du texte coranique prétendent que Dieu aurait appris à Adam les noms des Anges ou encore de ses descendants (Al-Muzhir, 1,8). Pour, justifier leur thèse, ils centrent tout leur attention sur la valeur du segment coranique caradahu ُعرَضه, infectum du verbe carada  عَرَض trilitère issu de la racine /Crd/ signifiant «exposer ; faire connaître, transmettre », est au pluriel et s'applique principalement à l'animé humain. Il s'agit de ce fait des «Anges et des descendants d'Adam». Si Dieu eût employé le même verbe suffixé du pronom -ha ها ou -hunna هُنّ, caradaha عرضَها ou caradahunna عرضهُنّ, la désignation irait vers des non-animés. Ce qui n'est pas le cas dans le texte coranique. Mais cette explication, si pertinente qu'elle soit, n'est pas satisfaisante puisque cette formule coranique suppose aussi bien l'animé humain que le non-animé. Le problème reste donc posé.

 

Ibn Fāris, s'apercevant de la difficulté de la thèse de l'institution divine, admet en fin de compte que le langage enseigné à Adam aurait constitué grosso modo un répertoire de signes susceptible de le doter de la faculté de communiquer avec ses descendants. Et progressivement, la langue originelle se serait enrichie par des apports de différents ordres, jusqu'à ce qu'elle eût atteint, selon toujours l'auteur de Al-Sāhibī الصّاحبي, la perfection avec le Prophète de l'Islam  (voir Al-Sāhibī, 8). Le grammairien Abu cAlī al-Fārisī أبو علي الفارسي, le maître de l’éminent grammairien arabe Ibn Ginnī ابن جنِّي, avance par ailleurs que Dieu aurait enseigné à Adam les «noms» des choses en toutes langues : l'arabe, le pehlevi, le syriaque, l'hébreu, le grec, etc. Ayant habité dans différentes régions de la terre, ses descendants auraient parlé chacun une langue et oublié les autres (voir Al-Muzhir, 1,11). On remarque alors une certaine atténuation de la pensée, celle qui exclut toutes les langues, hormis l'arabe ancien, de l'arène de la Révélation. Ibn Ginnī, considéré comme muCtazilite convaincu, soutient dans ses Al-Khasā’is الخصائص que le langage humain est une pure convention entre le bommes, bien qu'il ait, des fois, entendu son maître dire qu'il est une «institution divine». Doublé donc de philosophe, Ibn Ginnī scrute dans l'affirmation d'Abū cAlī une justification à la thèse conventionnaliste qui le convainc plus que les autres : Dieu a en effet doté Adam du pouvoir langagier, celui de nommer les choses ; le verbe «intensif» aqdara أقْدرَ,«doté de capacité de» utilisé à cette fin en dit beaucoup plus. Ainsi le langage revêt-il un caractère individuel et social.

 

Pour communiquer sa pensée, ou tout simplement nommer un objet, l'homo loquens émet, grâce à un code préétabli, un message aisément décodé par les individus qui composent une communauté donnée. Le locuteur baigne donc dans un magma de signes, arbitrairement établis, qui lui fournissent le moyen adéquat pour une véritable communication. Acquis progressivement, le langage passe néanmoins par plusieurs étapes avant d'atteindre un haut degré de perfection. L'auteur des Al-Khasā’is considère par ailleurs que l'acquisition du langage se fait par le contact permanent du sujet parlant avec un milieu qui favorise l'usage du code élaboré. Dieu a, d'après lui, transmis le langage sous une forme simplifiée, codée. Mais il n'est pas toutefois figé. Il connaîtra une extension avec le temps jusqu'à ce qu'il ait atteint une richesse remarquable avec l'arabe ancien, celui qui a servi d’enveloppe à l’islam.

 

C'est surtout Fakhr al-Dīn  Al-Rāzī فخرالدين الرّازي, dans son Al-Mahsūl المحصول qui le premier eût consacré une étude plus développée du langage humain. Pour lui, le signe linguistique constitue, avec sa structure formelle et sa signification, une entité dotée d'une certaine consistance «physique» ; autrement dit, d'un signifiant et d'un signifié, pour reprendre la formulation saussurienne, auxquels accèdent tous les locuteurs natifs d'une langue. Le mot, ainsi élaboré, reconnu, véhicule, à travers sa structure phonique, une signification qui lui est naturellement inhérente : il y a donc une   motivation, plutôt un rapport organique entre le mot comme entité physique et sa substance sémantique, entre le niveau d'expression et le niveau du contenu. Cette «entité signifiante» est de nature divine. Elle peut également être le résultat d'une convention entre les hommes. Elle a enfin une essence double : à la fois d'origine divine et conventionnelle (voir Al-Muzhir, 1,16).

  

Le débat semble donc se figer dans des considérations d'ordre définitoire et n'aboutit généralement qu'à des hypothèses souvent problématiques. Cet épineux problème reste de ce fait posé. Les interprétations proposées apportent, quand même, des réponses satisfaisantes au linguiste, bien que parfois assez confuses voire ambivalentes. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que la structure sémantique du lexique arabe tendrait à s'organiser selon cette binarité de caractère métaphysique et sociale.

Le mot est-il issu d'une  institution divine ou plutôt de convention humaine ? Ou encore a-t-il une essence double : divine et sociale ? Ces trois aspects  constituent, pour ainsi dire, les tenants et aboutissants d'un langage revalorisé par une doctrine religieuse d’une grande vigueur. 

 



26/10/2010
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