LEXICARABIA

LEXICARABIA

Qui sont les locuteurs natifs de l’arabe ancien ?

 

Abdelghafour Bakkali

 

 La langue ne sert pas seulement à transmettre un savoir tout fait qui lui serait extérieur ; elle est partie prenante dans la constitution de ce savoir. Elle n'est pas une description des faits, mais un moyen de coordonner les actes de plusieurs sujets coopérants.
C. Baylon et P. Fabre, La Sémantique, p.18

 

 

Dans le dessein de maintenir intacte la langue du Coran -et par là sauver le patrimoine linguistique de l'arabe authentique, les auteurs des monographies à caractère lexicographique s'ingéniaient à reproduire, dans leur nomenclature, la langage des locuteurs natifs estimés comme les plus diserts dans l'usage de langue bédouine, restée à l'écart de toute influence corrosive. Ils recueillaient en effet cet idiome de vive voix aux cours de leurs sempiternelles déambulations dans les tribus éloquentes du désert, coriace et implacable. Dans leur quête de mots appartenant à la langue ciblée par cette éprouvante investigation,«[…] des informateurs en quelque sorte spécialisés [étaient] utilisés d'une façon plus oui moins habituelle par les érudits iraquiens. Ils sont désignés sous l'appellation de fusah' al-cArab «les Arabes au parler correct et pur» (Voir Régis Blachère, Les savants iraquiens et leurs informateurs bédouins au IIe-IVe siècle de l'Hégire, in Mélanges Marçais, p.39).

Cette langue, collectée au prix d'une recherche systématique éreintante, soulève partant une problématique qu'il est utile de mettre en exergue afin que le phénomène lexicographique visé soit saisi dans sa complexité et sa diversité. On doit, de prime abord, se demander que signifie le mot carab issu de la racine [crb] [ع ر ب], quelle est son origine, comment il a évolué pour désigner d'abord une langue, ensuite une ethnie.

 

 La langue arabe, dite al-carabiyya العربية, utilisée quasi exclusivement dans la poésie antéislamique, dans différentes joutes oratoires, proverbes, maximes, reprit tout naturellement par  le Coran et les différentes sciences qui lui sont annexées, est-elle donc plus évoluée, autrement dit plus expressive, que les autres dialectes parlés en Arabie ? Ou encore, pourrait-on la considérer comme un idiome constitué par un décret consensuel contracté licitement et sciemment par les tribus bédouines, ou du moins par certaines d’entre elles ? Pourrait-on par ailleurs la considérer comme une langue «homérique », une Koïnè, un moyen de communication utilisé par des poètes devins et des orateurs bien avant l'Islam ? Autant de questions qu'on serait en droit de poser lorsqu'on aborde ce phénomène linguistique arabe.

 

La notion ζarab a soulevé, et soulève encore, de nombreuses controverses au sein des différentes instances académiques, mais reste quand même sujette à discussion. Omar Farrukh, pour ne prendre que lui pour l'instant, soutient que le mot  ζarab entré dans l'usage, et si répandu qu'il soit, n'a pas une signification «ethnique», c'est-à-dire qu'il ne renvoie nullement à un groupement humain ou à une communauté linguistique déterminée. Pour justifier cette thèse, audacieuse il faut bien le noter, il se réfère aux fameuses querelles belliqueuses larvées que se livraient les bédouins surtout avant l'Islam. Mais son postultat n’a pas abouti faute d’arguments scientifiqes fiables.

 

Restés en dehors de l'hégémonie byzantine et perse, hormis quelques peuplades du Nord-Ouest et de l'Est, ces tribus foncièrement nomades se complaisaient dans une sorte d'autonomie, plutôt de liberté de nature cultuelle. Les bédouins soumis à une hiérarchie coutumière rigide ne toléraient guère les intrus et menaient une existence austère dans une ère géographique enveloppée par le sable et l’immensité de l’espace dans lequel ils menaient une existence fortement communautaire et somme toute austère. Ils ne reconnaissaient en effet de souveraineté qu'au totem tribal. Le poète tribal, dit šleibi,(Voir à ce propos Henri Fleisch, Introduction aux langues sémitiques, p.98),  honoré, mystifié, n'accordait sa lyre que pour s'exalter, glorifier sa tribu, ses dieux, ses héros, ou vitupérer contre les ennemis de sa tribu en scandant des invectives souvent mordantes. Dans son Al-Muzhir المزهر, II, 236, Al-Suyuti note dans ce sens que les tribus bédouines échangeaient des congratulations lorsque l'une d'elles vit briller le talent de son propre poète : on organisait des cérémonies tapageuses à l'occasion de cet heureux événement.

 

Le monde se rétrécit donc autour du poète et se ramène essentiellement à sa tribu à laquelle il est lié par le sang et le sectarisme, voire par une allégeance totémique. Vénéré voire redouté, il serait capable de pénétrer les forces obscures de la nature grâce à son médium, le ginn dont le sens littéral est «celui qui se dérobe à la vue, le caché ». Nécromancien, il pourrait aussi sonder l'avenir. Chaque tribu avait alors son poète qui était pour ainsi dire son «écho sonore» pour reprendre l'expression de Victor Hugo. Ainsi les bédouins n'avaient-ils pas la ferme conviction de l'unité que conférait la race et le sentiment d'appartenir à un même groupe ethnique, si ce n’est son orgueil d’appartenir à telle ou telle tribu. Chaque tribu se constituait à la fois une aire, des us et coutumes voire un panthéon et une structure politique et économique spécifique. Mais les arabes avaient un idéal moral hors pair. Le Prophète de l'Islam, conscient de cette étonnante diversité, entretenait des relations particulières avec chaque tribu. Il essaya de regrouper ces populations sous un idéal religieux primordial, écartant sciemment toute appartenance tribale que confère une tradition ancestrale à laquelle s'agrippaient fébrilement les bédouins faute d'un principe unificateur rationnel.   

 

L'arrivée de l'Islam n'entretient pas suffisamment le sens qu'on devait donner plus tard à carab. La racine √ζRB, d'après Farrukh , ne reçoit que trois acceptions dans le Coran : d'abord avec le sens de «femme affectueuse et tendre» (curuban atrāban  عُرُباً أتْراباً, LVI,36 «aimantes et d'égale jeunesse»). Le terme carab qui renvoie à «bédouins» est employé ensuite dans six sourates révélées à Médine et six fois dans L'Immunité (Voir A. Fadil, 1977,  عبدالحق فاضل Tarikhum min lugatihim, تاريخهم من لغتهم p. 133 et sq.). L'adjectif carabi est cité onze fois dans des sourates mecquoises et médinoises. Le Coran ne l'emploie en définitive qu'avec le sens de «langue arabe» et jamais le terme coranique ne renvoie à la communauté qui parle cette langue.  

 

Mais cette thèse est contestée par de nombreux écrivains arabes contemporains qui s'appuient sur l'étymologie du mot pour réfuter l'opinion de Farroukh. Ils font ainsi remonter le mot carab à de lointaines périodes de l'histoire des langues sémitiques. Ils attachent en effet cette racine à *aref ou *arab des Assyriens qui étaient, semble-t-il, incapables de prononcer la pharyngale sonore c/ع. Puis l'appellation englobante *aref  des nomades de la presqu'île arabique serait remplacée chez les Araméens par Tayyi', dénomination englobée, une tribu pour toute la population bédouine.

 

Ce qui est remarquable, c'est que le mot carab est reconnu sous différentes formes dans les transcriptions assyriennes : arabi, arbi, urbi, aribi, arubi, etc. On essaie par ailleurs de rapprocher ce mot de Aram, fils de Noë, ou encore de 'aram ا«biches blanches» du moment que les Araméens étaient en effet d'habiles chasseurs de ces bêtes. On fait également remonter carab à *arbo syriaque et qui signifie «désert». Les Arabes avaient été appelés ainsi parce qu'ils vivaient dans cet immense espace désertique (ibid., p. 134). Mais, certains chercheurs arabes attribuent à arabe le sens de celui qui vit dans un climat doux.

Si l'on se réfère à la Bible, on relève le terme arbim avec le sens de «bédouins», mais arabae latin désigne «le territoire habité par les Arabes», ou encore «les Arabes eux-mêmes», considérés comme un peuple vivant du nomadisme (Abdelcal.Salem Makram, 1988, Dhawahir lugawiyya, ظواهر لغوية).

 

 

 

 

 

Devant cette diversité d'interprétations, quelles sont donc les sources auxquelles nous devrions nous référer pour l'etablissement de la langue arabe, langue qui était une langue vernaculaire utilisée par les Arabes dans leurs productions poétiques. Ils l'employaient en effet dans leur discours bien qu'ils appartiennent à différentes tribus. C’était leur langue commune. Autrement, ils étaient donc le même peuple. 
 Question épineuse, mais sa résolution réside dans l'étude des rapports que ces bédouins entretenaient avec cet idiome standard.(Nous essaierons d'exposer ce phénomène dans les prochains articles).



03/09/2012
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