LEXICARABIA

LEXICARABIA

Evolution conditionnelle des langues 2/4

 

Abdelghafour bakkali

 

 

Le développement du langage de type humain est étroitement lié au développement du cerveau et des facultés psychiques qu'il supporte. Contrairement à ce que l'on pensait à l'époque de Broca, il n'existe pas de centre spécial et limité du langage, pas plus qu'il n'existe une aire de la pensée. Ce centre est représenté par une vaste zone de l'hémisphère cérébral gauche, appelée zone logopsychique. Le fondement organique de la construction du langage humain ne peut plus faire de doute.
Jacques Ruffié, De la biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976, p. 353.

 

 

        D23BB66E-ECEA-43CB-84F8-0DEE4A041EAB.gif  Dans l’article précédent 1/4, nus avons mis l’accent sur une hypothétique «langue primitive» dont sont issues les langues dites sémitiques. Celles-ci sont parlées dans trois principales aires géographiques en Irak, en Syrie et en Arabie. Dans chaque aire, un certain nombre de parlers étaient en usage. Ils avaient cependant un rapport génétique évident. L’accadien, le cananéen, l’araméen, le phénicien, l’arabe, le yéménite, l’éthiopien étaient des idiomes dont la dépendance systémique est manifeste.

Dans ce deuxième article nous allons relever sur le rapport qui existe entre l’arabe et les autres langues sémitiques. Nous recourons pour cela à une comparaison au niveau phonologique, syntaxique et sémantique.

 

       Le tableau «généalogique», conçu par Bauer et Leander, rattache à un même ancêtre des «masses linguisti­ques» qui se seraient dégagées progressivement de cette source commune, de cette protolangue. Ces groupes linguistiques se répartissent théoriquement en quatre masses linguistiques situées dans l’espace et le temps :

  1. les «masses anciennes des langues sémitiques», comprenant le vieux assyro-babylonien, le cananéen et  l’hébreu ;
  2. les langues sémitiques du sud, à savoir l'arabe et l'éthiopien. Welfinson considère, lui aussi, l'arabe ancien comme le plus proche du vieux sémitique, parce que cette langue aurait été protégée par le rideau de sable qui sépare l'Arabie des pays limitrophes. L’éthiopien, par contre, avait été fortement contaminé par les dialectes indigènes de l'Afrique orientale.
  3. le cananéen du sud, l'ancien hébreu, la langue du Vieux Testament,
  4. la langue araméenne qui avait évincé presque complètement l'hébreu de l’usage courant, au moment où le roi babylonien Nabuchodonosor II (roi de 605 à 562 av. J.-C.) détruisit Jérusalem (en 597 av. J.-C.) après avoir renversé Joaquim, le roi de Judas. Il repoussa le peuple hébreu vers la Babylonie. La langue du Vieux Testament se détériora. Les rabbins furent donc obligés de le gloser en araméen. Il reçut alors le titre de Targums.

 

     Et pour que se précisent davantage les rapports devant exister entre l'arabe ancien et les autres langues sémitiques, nous allons maintenant exposer brièvement quelques caractéristiques de ces idiomes primitifs. L'assyro-babylonien [1], dit aussi sémitique oriental ou akkadien [2], est une sorte de brassage de deux idiomes : l'assyrien et celui d'un peuple venu de l’Ouest (voir Welfinson, تاريخ اللغات السامية 1929 : 23), mêlé aux Sumériens, ces envahisseurs bédouins finirent par adopter l'écriture cunéiforme, appelée également «écriture suméro-akkadienne »[3]. On privilégiait les signes phonétiques (à valeur de sons) aux idéogrammes, en vue d’adapter le système d’écriture cunéiforme à des parlers dont la structure est totalement différente du sumérien. Cette écriture se compose, d'après Welfinson, de dix-huit caractères qui seraient :

 

 

 

 

 

(ibid.,38) [4].  Ces phonèmes ne contiennent pas, hormis /S ص/ et /T ط/, de consonnes emphatiques. Cet alphabet est, à bien des égards, beaucoup plus proche du système phonétique indo-européen, d'autant plus qu'on écrivait en assyro-babylonien de gauche à droite (ibid., 40). Eloigné du domaine sémitique, l'akkadien se caractérisait par l'absence de phonèmes laryngaux, tels que /g ج/, /gh غ/, des glides /w/ et /y/ à l'initiale des mots, et d'autres variations phonético-morphologiques et flexionnelles. Car les parlers sémitiques, bien qu'ils aient un système linguistique particulier, ne pouvaient en effet échapper à l'influence du sumérien qui était une langue beaucoup plus évoluée (Brockelmann, Semitische Sprachwissenschaft, 1906, traduit par R. cAbdetawwab, 1977 :16).

 

        En akkadien, le système verbal est fondé sur la notion d’aspect, héritée, parait-il, du sémitique primitif. Il est marqué par trois aspects : d’abord, le procès est présenté comme achevé : on a le perfectum : iksadu  «ils ont fini la razzia» ; ensuite comme inachevé : l'infectum : ikasadu  «ils envahissaient l'ennemi, ou un pays», ou encore le procès peut être projeté dans l'avenir : on a alors «ils envahiront un ennemi ». Le verbe peut par ailleurs avoir une valeur itérative : on a kasadu  «ils étaient en train d'envahir» ou encore «ils ne cessaient d'envahir » (Ibid., 29).

L'akkadien appartient typologiquement aux langues flexionnelles. Comme l'arabe ancien, il avait un nominatif en /-u/, un accusatif en /-a/  et un génitif en /-i/. Le texte du célèbre Code de Hammourabi [5], transcrit sur une stèle de 2,25 mètres de haut, montre sans équivoque que cet idiome était marqué par des désinences casuelles : dans le premier paragraphe de ce Code, on lira:

- [šummã awelu(m) awela(m) ubirma]

«Si un homme accuse un autre homme» : dans cette séquence phrastique, le premier awelum  est nominatif ; il prend donc la marque casuelle /-u/. Le second awela est accu­satif, marqué par le /-a/. Le /-m/ final de ces deux mots indique seulement qu'il s'agit d'un tanwin (voir CAbd Al-Tawwab, 1987 :383).

 


 

 Stèle de Hammurabi, Musée du Louvre


 

       Dans un autre exemple, on a

 

-  [šummã dayãnum dinam iddin]

qui signifie :

«Si un juge fait valoir un droit». Le segment /dayãnum/ «juge» est nominatif, dinam  «jugement, sentence» est accusatif. On peut lire aussi dans le 195ème  paragraphe de ce Code :

 

- [šummã maru abãšu imtakhas]

«si un fils bat son père ».
La séquence /abãšu/ est accusatif : le /-ã/ long est une marque casuelle particulière. Dans ce type de déclinaison, on a /-u/  au nomi­natif, /-ã/ à l'accusatif et /-i/ au génitif.

Si en latin, par exemple, on oppose nominatif et accusatif au moyen de  deux   désinences  -s/-m, dans le cas de /awelum/ et /awelari/, on a /-m/  au sujet et à l'objet. Jean Cantineau, 1960, Etudes de linguistique arabe, p. 29, note à ce propos qu’«En fin de mot, il semble que /-m/ sémitique  ait tendance, en arabe, à passer a /-n/ en face des terminaisons casuelles  -um, -im, -am de l'ancien babylonien, l'arabe a le tanwin : /-un/, /-in/, /-an/ ; en face de l'hébreu /-im/ «si », l’arabe a /-in/».

 

        C'est notamment le morphème suffixal /-m/ dont parle Henri Fleisch, L’arabe classique : Esquisse d’une structure linguistique 1968, p.92 (révisé le 31 mars 2011) «[Ce morphème] a reçu une diffusion assez grande dans le sémitique; en arabe il manifeste un développement comparable à celui de /n/, toutefois pour un vocabulaire moins étendu, tombé par la suite en désuétude».

Mais cet élément suffixal /-m/, exprimant la nounation d'après J. Can­tineau, ne figure souvent pas à la finale de mots déclinés, lorsqu'on lit les inscriptions babyloniennes. De même le /-u/ du nominatif disparaît si le mot décliné est «indé­fini» (nakira). On lira dans l'inscription édifiée pour le roi Sargon d’Akkad (nom issu de Šarru-kîn «Roi légitime»): [Šarru dannu šar kissati sar ki matu Aššur] traduit par «l’illustre roi, roi de tous les peuples, roi  de  la terre d’Assyrie », cité par Welfinson, 1929 :44). Remarquons que /šarru/  «le roi» et šar «un roi» sont au nominatif : la première forme a la désinence casuelle normative /-u/ puisqu’elle est «définie » ;  la seconde forme n'en a pas parce qu'elle est «indéfinie ». L'arabe ancien maintient le /u/ pour la première et  la nounation  pour la seconde.


[1] C’est à l’époque d’Akkad (2334-2154) que se révèle l’état le plus ancien de la langue, le vieil akkadien ; puis sous diverses pressions, il se scinde en deux dialectes : l’assyrien et le babylonien. Ces deux dialectes vont progresser jusqu’à la disparition de l’Assyrie en 612. La Mésopotamie s’araméise du moment que l’araméen en plein essor finit par supplanter l’akkadien.

[2] Cette seconde appellation fut attribuée par l’orientaliste allemand-français Jules Oppert (1825- 1905). Les akkadiens sont originaires d’Akkad, cité édifiée par le roi Sargon au nord de Babel pour qu’elle fût sa capitale.

[3] L’écriture fut mise au point 33 siècles av. J.-C. à Sumer et à la ville d’Uruk en Mésopotamie.

[4] En caractères arabes, on a ا – ب – ج –  د –  ز -  ح – ط – ك – ل – م – ن – س – ب (صامتة) – ص – ق – غ – ش – ت .

[5] Hammourabi ( 1728-1686 ? av. J.-C.), sixième roi de Babylone, est désigné dans la Bible sous le nom  cAmrafil. Il vainquit les princes assyriens et composa son célèbre Code. Ces règles organisaient la vie sociale, religieuse, politique et économique de son époque. Il fut traduit en français par le père Jean-Vincent Scheil en 1902.



21/12/2012
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