LEXICARABIA

LEXICARABIA

Dialectologie arabe ancienne

Abdelghafour Bakkali 

Les recherches dialectologiques ont pris pour point de départ les sons, la prononciation usuelle […] Peu à peu seulement on a compris que les patois pourraient éclairer d’autres domaines de la linguistique.
Charles Bally, Langage et vie, 1952, page 30



La dialectologie, branche de la linguistique, est consacrée quasi exclusivement à l’étude des dialectes et des patois, et qui établit l’inventaire des faits linguistiques observables dans une aire dialectale donnée, et procède à l’interprétation de ces faits. Jules Marouzeau, in Lexique de la terminologie linguistique, souligne qu'«dialecte se définit par un ensemble de particularités telles que leur groupement donne l'impression d'un parler distinct des parlers voisins, en dépit de la parenté qui les unit.» Et ainsi, on relève un ensemble de dialectes sur une aire donnée dont le système phonologique et lexicales se différencient discrètement. 


Dans le domaine arabe, cette discipine, la dialectologie, était au centre des débats philologiques. Des grammai­riens anciens ont en efet composé des ouvrages d'une utilité incontestable sur les différents dialectes bédouins. Hussein Nassar, dans son al-m'a Cagim l-'arabiyya, المعاجم العربيّة1,72, pense que ce travail est l'un des plus anciens qui eût intéressé les grammairiens arabes. Ils devraient dégager la portée du verset coranique qui insiste sur la clarté du langage utilisé à cet effet. Autrement dit, le rapport devant exister entre la langue de la révélation et les dialectes actualisés sur une aire géographique très étendue. Il s'git donc de retrouver le fil conducteur entre l'arabe commun employé par le Coran et la diversité dialectale. Un arabe en somme qu'entendait sans difficulté la communauté à laquelle il s'adresse. Mais, on est en droit de se demander de quel  arabe il s'agit. Que signifie alors le hadith du Prophète  de l'Islam «Le Coran fut révélé en sept langues » (voir Ibn Faris, al-Sahibi, الصاحبي p. 29)? Est-il question d'une contradiction? Ou bien les deux textes se complètent ?

 

La controverse sur ce point est bien connue. Certains soutiennent fermement que le Coran fut révélé uniquement en arabe, entendu comme l'arabe commun ; d'autres reconnaissent dans le Livre sacré des termes dialectaux voire empruntés à des langues étrangères ; d'autres enfin, plus perspicaces, admettent que tous les vocables étrangers, ou considérés comme tels, ont été, à des époques anciennes, «arabisés» et «assimilés» bien avant qu'ils ne soient intégrés dans le discours coranique. C'est pourquoi Ibn cAbbas aurait composé - ou dicté - un glossaire de termes dialectaux et étrangers employés par le Coran (Voir Nassar, op. cit. 1, 73). Cet ouvrage a donc ouvert la voie à une dialectologie connue dans les sources anciennes sous diverses appellations : on peut citer, entre autres, al-garib الغريب ou «raria linguistique», al-nadir,النادر, al-chadd الشاد «termes aberrants», al-huchi, الحُوشي, etc. Al-Suyuti a consacré la 11ème  section de son al-Muzhir المُزهر  à ce vocabulaire qui s'écarte discrètement de la norme linguistique classique (Al-Muzhir, المُزْهر1, 221 sq.). Ces termes sont donc estimés comme des écarts à la norme linguistique arabe. Ils présentent ainsi des irrégularités linguistiques (Ibid., 1,233).

 

L'éditeur du al-garib  الغريب في. القرآن d'Ibn cAbbas, Salah al-Din al-Mungid, صلاح الدين المنجد, note que le parler quraychite constitue la base de la langue coranique, donc de la langue commune, celle de la poésie antéislamique. Sa prédominance lui donnait droit de cité. Et il en recense 104 mots quraychites , 45 hudaylites, 36 de Kinana, 23 himyarites, 21 de Gurhum, 13 de Tamim, Qays et cAylan. Les 22 tribus restant, selon toujours al-Mungid, offrent au texte cora­nique une moyenne de 1 à 6 vocables (voir Ibn cAbbas, K. al-garib fi l-Qur'an, pp. 6-7) الغريب في القران.

 

 L'«étrangeté», dont sont taxées ces unités lexicales, semble provenir de l'emploi quasi systé­matique, mais souvent situationnel, de mots dialectaux ou étrangers par le Coran. Ibn cAbbas, considéré comme le plus docte dans le domaine de l'exégèse, aurait hésité sur la signification de certains termes coraniques , tels que ghislīn غسلين signifiant «pus », awwāh أواه «geignard», hanan حنان «bénédiction», raqīm «inscription» رقيم, comme le rapporte Al-Suyuti dans son Al-Itqan الإتقان, 1,113. Ces réminiscences dialectales sont donc à l'origine de la dialectologie arabe. Et ainsi se différencie la dialectologie arabe des autres dialctologies. En France, par exemple, et avant le 14e siècle, il n'y avait pas de parler prédominant. Les dialectes se différenciaient profondément les uns des autres. Après cette date se forma une langue littéraire et écrite. Les dialectes se patoisaient. 

 

La tradition rapporte également que les califes Abu Bakr et cumar auraient été rebutés par le mot cora­nique abban أبّاً «herbe tendre », employé dans le verset 21 de la sourate عبس. Ce fut Sacid b. al-Musayyib, légiste de Médine, qui prétend que le calife cumar, n'ayant pas sai­si le sens de l'énoncé coranique : « أوْ يأْخُذَهُمْ على تَخَوُّفٍ (النَّحل, 47), «[…] ou bien qu'IL les saisisse en plein effroi.», aurait interpellé l'assistance qui, aussi, gardait le silence parce qu'incapable de répondre. Un vieux bédouin de Hudayl هُذيل arriva à reconnaître l'origine hudaylite du mot takhawwuf تخوُّف  qui signifie, dans ce dialecte, «dénigrement» (tanaqqus)تنقُّص. Il aurait justifié cet emploi par la citation d'Abu Kabir al-Hudali أبو كبير الهذلي décrivant sa chamelle (cf. Tafsir al-Baydawi,  X, 110) تفسير البيضاوي.

 

Le garib الغريبdans ce sens, est une sorte d’intrus dialectal, issu parfois d'un fonds étranger non encore déterminé, dans le langage arabe, particulièrement celui de la langue commune. Abu Hayyan al-Andalusi أبو حيّان الأندلسي écrit, à ce propos, dans son Tuhfat l-arib bima fi l-Qur'an mina l-garib تحفة الأريب بما في القرآن من الغريب que «Les dialectes [ou parlers] (lugat)  qu'on retrouve dans le Coran sont de deux sortes : ceux qui appartiennent à tous les Arabes «arabisés » (mustacriba) aussi bien les particuliers que les gens du commun, comme les noms usuels ciel,  terre , sur, sous, etc. ; et ceux qui ne sont compris que par ceux pos­sédant la langue à un haut niveau : ce sont donc les mots qui ont été regroupés sous la rubrique garib. » (Cité par Cherkaoui Ikbal, Mucgam al-macagim, معجم المعاجم p. 7). Il s’agit donc de niveaux de langue.

 

C'est en effet ces raria coraniques qui ont incité les philologues anciens à soumettre le langage arabe à une analyse méthodique et à dégager des caractéristiques phonético-morphologiques voire sémantiques des dialectes actualisés dans la prequ'ile arabique. Ils établissent ainsi des monographies, parfois volumineux,où il  regroupent ces termes. Ce fut Yunus b. Habib يونس بن حبيب qui le premier,  d'après l'auteur du Fihrist الفهرست, eût composé un livre sur la dialecto­logie (Nassar, op. cit., 1, 78). Abu cAmr al-Chaybani أبو عمرو الشيباني, l'auteur du Kitab al-Gim كتاب الجيم , avait en fait accordé une importance primordiale à la collecte de ce vocabulaire régional qui constitue, pour ainsi dire, la macrostructure de son lexique. D'autres grammairiens de renommée, tels al-Farra' الفرّاء, Abu cUbayda, Abu Zayd al-Ansari, al-Asmaci, Ibn Durayd avaient élaboré, à leur tour, des traités consacrés entièrement ou partiellement à l'apport dialectal. La compilation se poursuivait même au IVe / Xe siècle : des ouvrages furent élaborés, où ces unités lexicales avaient reçula mention « étrange, rare » garib, puisqu'elles pro­viennent d'un fonds dialectal, donc contraire au « bon usage »  que défendent les « puristes » avec acharnement , mais avec beaucoup de rigueur.

 

Ces raria linguistiques  présentent, d'après Ibn Durayd, une morphologie et une structure morphoo-phonologique particulière. Les chapitres des nawadir  annexés à GL جمهرة اللغة consacrés à ces lexèmes sont considérés par les grammairiens et les lexicographes comme des «écarts sémantiques » comparés bien entendu au vocabulaire conventionnel de l'arabe ancien (GL, 3, 1274 sq.). Ces mots « étranges », « rares » ont en effet une signification qui dépend, pour une large part, du contexte socio-culturel qui est le leur. Ils reflètent en effet une réalité sociale et culturelle assez différente que celle exprimée par l'arabe classique.

 

Al-Farabi الفارابي, l'auteur du Diwan ديوان, fait remarquer que le Coran emploie sporadiquement des « anomalies » dialectales. Il cite, comme exemple, le segment coranique لَيَحْزُنُك « wa layahzunuka » (الأنعام/23) auquel il substitue l'inaccompli suffixé du pronom personnel –hu de la troisième personne, yuhzinuhu يُحْزِنُهُ, se référant ainsi à la structure syntaxique de l'arabe commun qui admet, à ses yeux, la deuxième et non la première construction (Al-Muzhir, 1, 230). Il faut qu'on relise l'énoncé dans son intégralité contextuelle pour saisir la justesse de cette remarque : le pronom personnel -ka postposé à l'imper­fectum, paraît un écart par rapport à la structure sémantique de l'énoncé. Le pronom personnel /-hu/ demeure donc le substitut exact de /-ka/. On a de ce fait la signification « [Ceux qui se précipitent vers l'incrédulité] ne l'attristent pas », au lieu du segment «[…] ne t'attri­stent pas ».

 

C'est surtout Ibn Faris, dans son Al-Sahibالصَّاحبي, qui établit des critères d'identification de ces particularités dialectales, ou plutôt les caractéristiques des langues tribales. Ce travail de discrimination montre le souci qu'avaient les lexicographes anciens de mettre l'arabe commun en dehors de toute influence extérieure, même celle qui pourrait lui venir des parlers régionaux. Ils espéraient ainsi préciser les contours phonéti­ques et morphologiques de la langue commune; autrement dit, ils cherchaient à faire éclater sa « supériorité » di­scursive en comparaison d'abord avec les dialectes bédouins, ensuite avec les langues étrangères.

 

Ibn Faris en relève donc 17 écarts. Mais si on les analyse, d'une manière approfondie, on se rend compte qu'il ne s'agit que de particularités différenciantes, d'exceptions fréquentes dans une même et seule langue. Ce sont grosso modo des particularités régionales. On pourrait par ailleurs prendre ces écarts  comme étant des variantes phonétiques ou morphologiques d'un même et seul signi­fiant. Qu'on substitue une voyelle à une autre, une consonne à une autre, qu'on fasse tomber ou maintenir une hamza, qu'une lettre « forte » s'affaiblisse, qu'un phonème soit affecté ou non de l'emphase, considéré comme masculin ou féminin, qu'il s'agisse d'une métathèse ou d'une inflexion vocalique (imala), qu'un accusatif devien­ne nominatif ou génitif, qu'un nom puisse avoir un plu­riel non conforme à la norme grammaticale classique, que la pause sur le -t se transforme en -h ou en -t, etc. (Ibn Faris, op. cit.,  p. 28 sq. et Al-Muzhir, 1, 255-256), ne peuvent, en aucun cas, constituer un parler ayant une réelle autonomie.

 

Il semble donc légitime de se demander si les dialectes bédouins avaient matériellement existé ou non. S'agit-il seulement d'un exercice intellectuel auquel s'étaient livré les premiers grammairiens ou encore d'un usage « fautif » de la langue commune par des locuteurs éloignés du centre urbain?  Les « transmetteurs, ruwwat, auraient-ils, par opportunisme, créé de toutes pièces ces « anomalies » tout en les attribuant tantôt à une tribu, tantôt à une autre? Ces interrogations, pour pertinentes qu'elles soient, ne peuvent constituer la clef de voûte du problème de l'emprunt dialectal, ou encore de cet apport constituant, en quelque sorte, l'un des fon­dements du lexique arabe ancien, lexique actualisé aussi bien par la poésie archaïque que par le  Coran. Ce qu'on pourrait retenir que tous ces dialectes et l'arabe commun compris s'attacheraient à un ancêtre commun. C'est justement ce qu'on regroupe sous le concept "langues sémitiques" par opposition à "langues indo-européennnes". Certains chercheurs contemporains préfèrent l'appellation "langues arabes" regroupant cananéen, accadien, araméen, syriaque, phénicien, etc. parce que le système linguistique de ces langues très proche l'un de l'autre. Mais c'est un autre sujet.

 

Ceci dit, l'éminent grammairien Ibn Ginni ابن جِنّي constate, à juste titre, que l'écart relevé dans certains parlers fut l'unanimité des philo­logues anciens, parce que, d'après lui «Tous les dialectes, quelque divergents qu'ils soient, pourraient être probants (hugga حجة). Ne voyez-vous pas que dans le parler du Higaz, on emploie ma [parti­cule de négation), mais dans celui de Tamim, cette particule est inexistante. Cependant l'analogie admet l'un  et l'autre emploi. Il ne vous est pas permis de rejeter l'un des parlers par l'usage de l'autre, parce que l'un n'a pas plus de privilège que l'autre. Il ne vous reste donc qu'a choisir l'une des formes et l'adopter sachant qu'elle est la plus originale et la plus conforme [au bon usage]. Rejeter l'un par l'autre est inadmissible. Ne voyez-vous pas que le Prophète ait admis que le Coran eût été révélé en sept parlers (ahruf أحرف) et que tous ces parlers sont donc probants et péremptoires […] » (voir Al-Muzhir, 1, 257).

 

Il ressort donc de la remarque d'Ibn Ginni que l'arabe commun standardisé se référait constamment à tous les dia­lectes parlés à cette époque en Arabie. Car le Coran, cible des études philologiques, contient, comme le rapporte Abu Bakr al-Wasiti أبوبكر الواسطي dans son Al-Irchad fi l-qira'at l-casr,الإرشاد في القراءات العشر, 50 des dialectes (Al-Itqan, 1, 135). Le Livre recourt en fait, pour la reconstru­ction du message divin, aux dialectes qui constituent, pour un certain nombre de grammairiens, des variantes de la langue commune.

 

Bien que les philologues anciens, y compris Ibn Ginni (Al-Muzhir, 1, 257), aient attribué , à tort ou à raison, des anomalies à ces parlers régionaux, la langue commune a recueilli, tout long de son histoire, et à la suite des contacts paisibles ou belliqueux établis avec les différentes tribus bédouines, des unités lexicales et des variantes grammati­cales qui ont fini par se fondre dans le système lingui­stique commun, ou pour des raisons phonético-morphologiques, des unités ont été maintenues dans leur structure originelle. Comme le fait remarquer l'orientaliste allemand Theodor Nöldeke, l'arabe ancien n'était pas aussi uniforme qu'il nous paraît maintenant (Voir H. Fleisch, Introduction aux  langues sémitiques, pp. 95-97).

 

La langue arabe commune ne se différencie que discrètement des dialectes bédouins. Ceux-ci lui ont bel et bien apporté un soutien pour la promotion de son système linguistique. Mais l'arabe commun était la langue de la poésie et des joutes oratoires organisés par les arabes pour faire briller leur talent Ils vénéraient en quelque sorte cette langue "littéraire". C'est pourquoi, ils avaient tous saisi dans son ensemble le message du nouveau dogme. 

 



26/10/2010
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