LEXICARABIA

LEXICARABIA

Le néologisme arabe: Mots tombés en désuétude

Abdelghafour Bakkali

 

« Les effets de […] néologie, qui n'est pas une mode passagère, mais la conséquence linguistique durable d'un fait de civilisation qui n'épargne aucune des grandes langues, sont rendus encore plus sensibles par la disparition des métiers d'autrefois, ou la tranformation de leurs instru­ments et de leurs méthodes. »

H. Mitterand, Les mots français,  100

 

 

 

 

Dans le domaine arabe, la langue bédouine, affrontée à de nouvelles exigences socioculturelles, économiques et surtout religieuses, expose inévitablement son système linguistique à un syncrétisme «néologisant». Pour s'inscrire, sans heurt, dans cette nouvelle situation qui semble l'envahir de toute part, elle adopte deux principaux critères de néologie soit en réhabilitant des mots tombés en désuétude, soit, en s'appuyant sur le déterminisme interne de l'idiome.

 

Commençons par le premier point. L'usage courant abandonne purement et simplement un certain nombre de mots archaïques, ceux notamment qui exprimaient une croyance, des mœurs, un mode de pensée obsolètes. C'est ce que les grammairiens anciens désignaient par le concept  matrūk متروك (lit. «abandonné »), ou carrément enterrés dans des cimetières lexicaux. Ces vocables sont définis par Al-Suyuti, dans Al-Muzhir, 1,214, comme étant des «mots désuets d'une langue, ceux qui sont sortis de l'usage et remplacés par d'autres vocables [beau­coup plus actuels]. Et les exemples de ce type de mots sont nombreux dans les traités de philologie».

Dans le dictionnaire d'Ibn Durayd, GL (جمهرة اللُّغة), 3, 1311-1312), on relève aisément des mots qui sont écartés de l'usage sous l’emprise et l'omnipotence de l'Islam : on peut citer, à titre d'exemple, les jours et les mois. Les jours antéislamiques, au nombre de sept, étaient désignés giyarجِيّار «samedi », أوّال awwal «dimanche »,أهون  ahwan « lundi »,  جُبار gubār «mardi»,  dubār دُبار «mercredi», mu'nis  مُؤنس  «jeudi » et عَروبةcaruba «vendredi ».

 

 

La nouvelle ère abandonne également les mois archaïques. On avait mu'tamir  مُؤتمر (premier mois de l'année), remplacé par  muharram ; nāgir ناجر (deuxième) par  safar ; hawan هوان  (3ème) par rabic; wubsan وُبسان (4ème) par rabic II ; hanīn   (5ème) par gumada I; runna  (6ème) par gumada II. On substitue  par ailleurs au 7ème mois asamm   nom ragab ; le  8ème cadil  devient chacban. On remplace le 9ème mois natiq  par ramadan, le 10ème wacil  par sawwal ÔæÇá, le 11ème warna  par du l-qicdaet le 12ème mois burak  par du l-higga.

 

Dans son As-Sihah, الصِّحاح Al-Gawāhirī الجواهري note que les mois antéislamiques ont été remplacés par de nouveaux noms choisis en fonction de la situation climatiques de l'année. Le mois natiq ناطق fut remplacé par ramadan. Cette nouvelle appellation mensuelle est issue de la racine [rmd] qui signifie «faire une grande chaleur » (voir Al-Muzhir, 1,220).

Ibn Faris, de sa part, consacre l'une des sections de son Al-Sāhibī  الصَّاحبي 58-66, à des unités lexicales écartées de l'usage courant. Des termes tels que cabsur عبصور  caysagur عيْصجور désignant tous les deux la « chamelle», comme d'ailleurs bien d'autres, qui «ont disparu avec la disparition des locuteurs [particulièrement éleveurs bédouins] », ibid., 66.

 

Mais il arrive parfois que ces «exclus lexicaix » soient récupérés pour un usage spécifique. Les noms de métiers, le jargon religieux ou folklorique, par exemple, résistent généralement au naufrage, puisque cet univers lexical est souvent profondément ancré dans les us et coutumes de la communauté linguistique. Sa préservation connaît cependant soit une restriction ou une extension de sens. Les termes passés dans le vocabulaire dogmatique - pour ne citer que ce domaine du lexique arabe ayant fait fortune avec l'avènement de l'Islam- constituent une sorte de «micro-glossaire » socialisé et systématisé, et dont les signifiés dépendent, pour une large mesure, de l'impact de la nouvelle croyance. Ce changement ou encore ce glissement de sens qui affecte particulièrement des mots archaïques est la résultante d'un certain nombre de facteurs. Mitterand 1972 : 85, précise dans ce sens que «[…] l'histoire objective du peuple, et [de] la psychologie populaire. L'histoire des institutions politiques, de la pensée religieuse, des mœurs, des techniques, et plus généralement des faits de civilisation, se reflète dans l'évolution de l'idiome.»

 

Déjà Ibn Fāris, vers la fin du IVe/Xe siècle, fait remarquer, à juste titre, que la langue arabe a connu une mutation remarquable, surtout avec la profonde influence de l'Islam. Il note à ce propos dans son Al-Sāhibī, 78, que «Les Arabes [anciens] vivaient sur un héritage ancestral aussi bien en ce qui concerne la langue, les règles de la bienséance, que leurs offrandes, leurs cultes de dévotion. Mais lorsque Dieu, Tout-Puissant, prescrit l'Islam, cet état d'esprit change : des croyances sont abolies, des diktats abrogés, des mots passent [conséquemment] d'un contexte à un autre, soit par addition [de faits nouveaux], soit par instauration de la loi divine, soit enfin par conditionnement. Ainsi la seconde efface-t-elle les traces de la première. Les hommes s'occuperont désormais, après les [fameux] razzias, du commerce et de la recherche obstinée du bénéfice, au cours de la Caravane d'hiver et celle de l'été ; après aussi la passion pour la chasse, le jeu du hasard et la consommation de boissons enivrantes, de la lecture du Coran […] l'étude de la jurisprudence, la mémorisation des recommandations du Prophète et la lutte menée contre les ennemis de l'Islam ». (C’est moi qui traduis.)

 

Cette mutation sociale et culturelle a conséquemment impacté la langue ancienne qui se complaisait jusqu'alors dans le rabâchage d'une pensée plate et rudimentaire. Sortie de sa chrysalide, elle servira glorieusement une pensée multidimensionnelle. La nouvelle religion mise à l'épreuve par la philosophie classique et le flux des sciences religieuses affronte cette abondance, et l'idiome déploie ses ressources les plus énergiques pour les assimiler, les vulgariser voire pour les islamiser.

 

            La langue développe donc son système en le soumettant nécessairement à un acte créateur : des termes couramment employés en arabe ancien finissent par perdre progressivement leur sens de base et acquièrent, sous diverses pressions, de nouvelles acceptions. Or, l'«effacement de la motivation étymologique » s'accentue ; c'est ce que Darmesteter (846-1888) désigne par l'«oubli ». Des mots, évincés de l'usage pour des raisons somme toute objective, sont basculés dans l'oubli et échouent dans des «cimetières lexicaux». Louis-Jean Calvet, in La sociolinguistique, 1993 :41, note pertinemment dans ce  sens que […] L'histoire des langues est ainsi pleine de cimetières lexicaux dans lesquels échouent les néologismes d'un jour, d'un temps ». On pourrait citer, à titre d'exemple, la racine [khlf]  /خ ل ف/ qui signifie dans sa structure profonde «suivre, putréfier», et que Ibn Durayd enregistre dans la nomenclature de son dictionnaire, en dépit même de son archaïsme. Cette racine génère 16 unités lexicales actualisées, intégralement ou spécifiquement, par la langue ancienne.

On pourrait relever chez Ibn Durayd 1,615-617 :

 

 

[khlf]  خ ل ف + / u/ 

=  khulf  خُلْف « fausse promesse » 

[hlf]+  / i/

=  hilf « hache à double tranchants » 

[khlf] +   /a/ 

=  khalf خَلْف « propos calomnieux » 

[hlf]+ / u/ + /u/

=  huluf « groupe d'hommes » 

[khlf] +  /i/ + /a/ 

=  khilaf خِلف« chalef  (arbre) » 

[hlf]+ /a/ + /i/

=  halifa « pilier à l'arrière d'une pente » 

[khlf]+ /a/ + /i/

=  khalif خَلِف « chemin tracé dans le sable ou dans une terre rocailleuse » 

/ma/ + [hlf]+ /a/ + /a/

=  mahlafa « départ »

/mi/  +[khlf] + /a/

= mihlaf مِخْلَف « province yéménite », etc.

           

La racine [khlf] /خ ل ف/, actualisée aussi dans les autres langues sémitiques, suit, comme d'ailleurs d'autres racines, un mouvement parallèle à celui des structures sociales, politiques et idéologiques ayant marqué de façon irréversible le domaine de l’arabe par la nouvelle religion. Le mot  khalīfa  خَليفَة «calife» désigne à la fois le chef spirituel et politique de la communauté musulmane. Les successeurs du Prophète furent en effet appelés à diriger aussi bien les prières cultuelles que les affaires de l'Etat. Mais cette bipolarité fut vite remise en cause par la prise du pouvoir par les Umayyades. Ce renversement provoqua des conflits sanglants entre les deux partis nés de cette situation politique alambiquée et schismatique. Le califat  (khilāfa) خِلافة, dit aussi imama إمامة, particulièrement dans la conception chicite, acquiert, par conséquent, des acceptions fort divergentes : les kharigites - appelés «puritains de l'Islam - se ralliaient à une conception «révolutionnaire» du califat et renvoyaient dos à dos les deux adversaires cAli et Mucawiyya. Ils exigeaient que le calife  eût une vie impeccable, puisque leur doctrine aspirait vers un homme d'une sagesse exemplaire, digne de succéder au Prophète, et choisi en fonction de ses qualités morales et non pas de ses privilèges familiaux et sectaire. Mais les choses vont tout autrement. Et l’instauration d’un nouveau régime politique met en déroute les kharijites et leur conception nébuleuse du pouvoir et de l’Etat.

 

Les chicites, par contre, se rangeraient inconditionnellement sur la cause de cAli, et exigeaient que l'imam fût incontestablement un descendant de la famille du Prophète, ahl al-bayt, condition sine qua non pour pouvoir présider aux destinées des croyants. L'élu disposerait de la cisma عِصْمة «indisposition au péché », et fut considéré comme irrépréhensible aussi bien dans sa lignée que dans sa moralité. C'est en somme un surhomme, semble-t-il, hors de toute proportion commune ! Le califat est donc l'apanage d'une famille et non de toute une communauté, ni non plus l'élection du plus méritant. Conception sectaire est également rejetée par l’omnipotence des Umayyades.

Les sunnites, connus sous la désignation de «partisans de la tradition et de la communauté» أهل السُّنَّة والجماعة, animés par un principe conciliateur,  consensuel, semblaient, de leur côté, observer à la lettre l'une des traditions prophétiques qui écarte toute considération ethnique, tribale, sectaire ou familiale pour l'accession au pouvoir. Ils se soumettaient, afin d'empêcher la profusion de sang entre frères de la foi, à l'imperium de Mucawiyya, bien qu'il eût aboli, du moins partiellement, le véritable califat, parce que le destinant exclusivement à sa descendance. Un lexique occasionnel prolifère grâce à cette situation politique fort polémique. Mais le pouvoir, quels que soient les principes sur lesquels il repose, n‘est nullement statique. Il est largement dépendant du mouvement de l’histoire. L’ pragmatisme prévaut ici.

 

C'est cette scission qui a entraîné des débats fort ardents concernant, en premier chef, le  sens que prendra désormais le califat, et les attributs de l'imam. Le mot califat, exprimant jusqu'alors une réalité traditionnelle, allait connaître une extension de sens qui engendrait des querelles larvées entre les factions opposées. Ce terme renvoie systématiquement au pouvoir spirituel du chef de l'Etat et sa souveraineté sur ses «sujets». Ce second sème sera marqué irrémédiablement par l'idéologie de l'un et l'autre parti en concurrence. Il y a donc, comme dit Saussure, dans ses Cours, 248, l'altération du signe qui «[…] est un déplacement de rapport entre le signifiant et le signifié ». Le mot khalifa خليفة, par exemple, - comme d'ailleurs de nombreux termes néologiques issus de cette situation politique et idéologique en effervescence- appartenant spécifiquement au répertoire lexical politique et militaire, n'a pas été modifié au niveau de son enveloppe matérielle, mais son signifié a profondément évolué sous la pression de divers «facteurs d'altérations», à savoir le puritanisme de l'un et l'autre parti entrés désormais dans une lutte furibonde pour le pouvoir. Remarquons que l’Iran chicite, d'obédience perse, et le monde arabe majoritairement sunnite, concrétisent aisément cette lutte millénaire pour l'hégémonie politique et idéologique.

 

Et pour connaître le «sens originel» d'un mot passé dans un usage beaucoup plus large, les philologues, plus particulièrement les juristes, définissent habituellement ce type de lexème selon une dichotomie assez révélatrice, comme si le mot défini était une entité à deux vitesses :

-   1ère acception ou S1: archaïque, souvent sortie de l'usage commun ;

-   2ème acception ou S2: néologique, particulièrement évolutif.

 

Autrement dit, la première acception ou S1 n'est employée que dans les pièces poétiques archaïques, la prose poétique et les dictons anciens, éventuellement dans le texte coranique. C'est en fait ce vocabulaire qui était dans la ligne de mire des grammairiens et lexicographes anciens. Ils écartaient l'usage spécifique qu'acquiert le mot dans des domaines particulières de la connaissance, à savoir les sciences religieuses, la philosophie, la politique...

Mais la connaissance de ce ou de ces sens est/sont vivement sollicité(s) dans la définition du mot néologique, mot dont le signifié a été altéré par un usage extensif.  Le S2 est justement l'expression de cette altération du sens originel puisque le nouveau signifié entraîne la langue dans un processus de renouvellement sémantique du lexique archaïque. Ainsi la définition du concept recourt-elle à cet alliage binaire et systématique [S1+S2] ; mais elle insiste évidemment sur le sens néologique ou carrément eprunté.

 

Or, l'unité lexicale néologique (ULN) est la combinaison de ces deux sens. On pourrait la figurer ainsi : [ULN = S1 + S2], sachant que S1 n'a pour fonction que de rappeler la filiation sémantique du mot défini, et qui plus est un tremplin vers le S2 néologique. Ceci étant,  la langue ancienne a-t-elle recouru à d'autres procédés pour adapter son lexique à la nouvelle situation religieuse, idéologique et politique voire scientifique?

(C'est ce que nous allons voir dans un autre chapitre qui focalisera sur le déterminisme interne de la langue).

 



19/10/2018
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