LEXICARABIA

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L'arabe ancien: Variétés synonymiques et dialectes bédouins

L'arabe ancien:

Variétés synonymiques et dialectes bédouins

 

Abdelghafour Bakkali

 

L

'apport ou emprunt dialectal, considéré eu égard comme l'une des couches diachroni­ques du vocabulaire de l'arabe ancien, contribue, pour une large part, à doter la langue commune d'une constellation de signes dont le signifié est plus ou moins le même : ce sont les fameux synonymes. Ces synonymes se multiplient, deviennent encombrants et créent, par conséquent, une certaine ambiguïté au niveau de la communication intertribale. Ibn Faris cite en effet pour le sabre 150 synonymes, le substantif lion en a 500, le serpent en a 200. Le grammairien Al-Asmaci prétend connaître  70 dénominations de pierre (Voir Ibn Faris, Al-Sahibi, p. 21 et Al-Muzhir, 1, 325). Celui-ci a en effet composé un glossaire de lexèmes dont les signifiés sont plus ou moins identiques ; cet ouvrage est intitulé Ma htalafat alfazuh wa ttafaqat macanih: plusieurs signifiants pour un seul signifié. Ce livre a été édité à Damas en 1964 par Muzaffar Sultan.

S'étant accumulé par la diversité dialectale, ces synonymes étaient rejetés par certains grammairiens, tels Abu cAbd-Allah Al-Acrabi, Taclab, Ibn Darustawayhi, Abu cAli al-Farisi. Ils soutenaient qu'un signifiant ne peut avoir qu'un signifié, un mot n'a qu'un sens. Les autres signifiés ne sont que des « attributs », sifat, des expressions imagées. L'anecdote que rapporte al-Suyuti dans son Al-Muzhir est révélatrice : Dans la Cour de Sayf al-Dawla, Ibn Halawaybi se serait vanté d'avoir appris 50 synonymes du sabre. Abu cAli al-Farisi, qui était présent à ce débat, aurait rétorqué en assurant, avec une certaine ironie, qu'il n'en connaissait qu'un seul et que tous les autres ne sont que des « attributs » (Voir Al-Muzhir, 1, 311).

Comme nous l'avons suggéré plus haut, la diversité des dialectes a charrié dans le système lexical de l'arabe ancien des vocables dont le sens est binaire mais opposé. Les grammairiens se sont contentés de citer ces mots, sans pour autant essayer de dévoiler le mystère, plutôt l'ambiguïté, qui plane au-dessus de ces unités lexicales, l'ambivalence expressive que cela entraîne. Ils ont seu­lement essayé de les recueillir auprès des bédouins dotés de la « compétence discursive », de les relever dans la poésie formulaïque, celle que scandait le « récitateur », (qassad) (voir Fleisch, Introduction aux langues sémitiques, p. 98 et Encyclopédie de l'Islam, 4, 535-540). Celui-ci, se servant essentiellement de la langue commune, s'exprime souvent dans un dialecte, le sien, que compren­nent ses contribules voire les autres bédouins. Cette po­ésie est, bien des égards, le dépositaire d'un support dialectal fort diversifié qui a été transmis partiellement à l'arabe ancien.

Le rapport existant entre la langue commune et ces dialectes est le résultat d'un long cheminement qu'avait connu cet idiome, comme cela s'est produit pour le français, par exemple. Depuis que le Concile de Tours avait ordonné, en 813, au clergé de prêcher en langue cou­rante - et non pas en latin -, depuis que le texte des Serments de Strasbourg (814) fut rédigé en langue popu­laire, jusqu'à ce que Maupas eût composé, 1607, une grammaire normative. Cette langue, modelée au cours des âges, devient désormais la langue commune de tous les français. Mais il a toujours gardé des apports franco-normand et franco-picard. L'arabe ancien a également puisé vigueur et consistance dans les dialectes bédouins.

Or, les dialectes doivent être étudiés, non pas comme des apports irréguliers, mais plutôt comme des parlers ayant contribué à la formation de la langue identitaire. Les lexicographes, conscients de ce rôle, n'ont pu écarter de leur nomenclature le fonds dialectal, bien qu'ils aient manifesté explicitement un certain scepticisme à son égard. Si l'on se réfère aux produ­ctions lexicographiques anciennes, élaborées avant la fin du IVe/ Xe siècle, on y relèvera des lexèmes appartenant à différents parlers bédouins. Dans le dictionnaire d'Ibn Durayd, les unités lexicales dialectales ne sont pas assez fréquents : il ne cite, par exemple, que 5 mots relevant du dialecte de Tayyi', 12 de Tamim, 21 de Hudayl, mais 215 de Yémen.

Dans son Al-Muzhir, Al-Suyuti, se référant à Ibn Durayd, propose 41 unités lexicales dialectales qui n'atteignent pas, d'après l'auteur de GL,  le niveau discursif des mots appartenant authentiquement à la koïnè littéraire (Al-Muzhir, 1,216-218). Dans son Al-Itqan, Al-Suyuti compile des termes dialectaux extraits, semble-t-il, du lexique conventionnel (Voir Al-Itqan, 1,89-104).

Abu Nasr Al-Farabi, l'auteur des Al-Alfaz wa l-huruf, ne considère pas le dialecte mecquois comme un parler en deçà de la langue commune. Il estime, au contraire, que ce dialecte est au centre de cette koïnè, si ce n'est la koïnè elle-même. Le prestige qu'il avait lui a justement donné de l'avance sur les autres dialectes. Le dialecte mecquois a en effet pris en son compte, au cours des cérémonies  rituelles organisées autour de la Kacba, des vocables qui lui ont été également transmis pendant les célèbres foires. Les Quraysites ne retiennent, d'après Al-Farabi que les termes ayant une spécificité phonétique, morpho­logique et sémantique : « Ils ne s'appropriaient que les mots dotés d'une expressivité incontestable » (Al-Muzhir, 1,211), écrit-il en substance.

Ce caractère sélectif donne au dialecte mecquois, selon Ibn Faris, partisan  convaincu de cette « thèse », une originalité particulière voire une densité expressive notoie. Ce parler représente la langue de la Révélation (Al-Sahibi, pp. 33-34). Ayant donc acquis un statut divin, ce dialecte réduit irrémédiablement l'éventuelle hégémonie des autres dia­lectes, particulièrement ceux parlés aux confins des empires des Basileus et des Chosroês. Il  les relègue à un rang inférieur.

Abu cUbayd, citant Abu al-Kalbi et à Abu Salih, rapporte qu'Ibn cAbbas auvait affirmé que le Coran emploie simultanément 7 dialectes dont 5 sont ceux de cAguz Hawaazin, tribus appelées aussi  cUlya Hawaazin (Al-Muzhir, 1,210). Ibn ' cAbbas semble sceptique en ce qui concerne le nombre de ces tribus : tantôt il en cite 4, tantôt 5. Abu cUbayd soutient que la tribu la « plus éloquente » est Banu Sacd, se référant pour justifier son postulat, à un logion du Prophète où il dit : « Je suis le  plus éloquent des Arabes, parce que je suis originair de la tribu de Quarys et j'étais élevé dans la tribu de Banu Sacd b. Bakr. » Cette tribu est justement celle qu'appelle cAmr b. al-cAla' cUlya Hawazin et Sufla Tamim. D'autres sources reconnaissent à ces tribus une supériorité oratoire : les califes  cUmar et cUtmaan et le traditionniste Ibn Mascud insistaient pour que  les scribes, désignés pour la transcription du Coran, fussent de Quarys ou de Taqif, et ne devaient, en aucun cas, être originaires des autres tribus.

Il est donc vain de rechercher l'apport quraysite dans l'énoncé coranique voire dans l'œuvre lexicographique ancienne. Car ce dialecte, excessivement loué par les grammairiens et les lexicologues, finit par s'imposer progressivement à la conscience collective comme étant la langue commune, ou du moins celui qui lui aurait légué son système linguistique global.

 



16/11/2010
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