LEXICARABIA

LEXICARABIA

L'interdépendance de l'arabe ancien et des langues sémitiques

Abdelghafour Bakkali

 

« On appelle […] mots étrangers les mots dont la forme a une allure bizarre et tran­che sur le reste du vocabulaire, par exemple par une structure syllabique inhabituelle [……] par une accentuation particulière […] »

 (Hjelmslev, Le Langage, p. 87)

 

 

 

Les mots issus des langues sémitiques et utilisés d'abord et quasi systématiquement par la poésie archaïque, réemployés ensuite par le discours coranique, puis collectés et enregistrés  dans les œuvres lexicographiques ont-ils, comme le souligne Hjelmslev, cette « allure bizarre » au niveau de la forme phonologique ? Ont-ils aussi une « accentuation particulière » ? C'est justement se que nous allons essayer de démontrer dans cet article et les articles qui suivent.

 

Comme nous l'avons souligné dans les précédents articles, la langue arabe, issue génétiquement du protosémitique ou langue sémitique primitive que certains chercheurs considèrent comme l’arabe lui-même avec sa version archaïque, a naturellement retenu tout le long de son histoire des mots ayant appartenu à des idiomes sémitiques parlés aux confins de la presqu'île arabique. Nous avons préféré, pour aller plus vite, appeler cet emprunt par substrat sémitique, apport que la tradition grammaticale et lexicographique avait considéré comme étant un apport étranger, au même titre que l'emprunt indo-européen. Ce qui est, à bien des égards, une aberration : les mots sémitiques sont issus d'un même prototype auquel se rattachent théoriquement toutes les langues dites sémitiques, alors que le groupe indo-européen se rapporte à un autre système linguistique.

 

Cet apport fut d'abord actualisé par la poésie archaïque et ensuite par le Coran qui constituent, eu égard, la source et partant le modèle d'expression le plus authentique et le plus pur, et auquel doivent se référer les grammairiens pour l’attestation d’un fait de langue ou un écart linguistique. Le texte coranique, se présentant comme le continuateur légitime des messages monothéistes, comporte des termes qui reflètent, pour une large part, une vision que se faisaient les anciennes religions de la vie, de l'homme et de l'au-delà. De ce fait, il recourt à des signes traduisant ces croyances que le bédouin, de confession païenne, n'avait pas l'occasion d'utiliser dans son langage animiste et rudimentaire.

 

L’arabe ancien les reçoit crûment, tout en les adaptant à son propre système linguistique. Le mot ainsi intégré acquiert progressivement «droit de cité» et s’incruste dans une mentalité et à des contraintes socioculturelles différentes de celles auxquelles s'adressait l'Ancien Testament, par exemple. Mais Ces concepts sont limités dans le texte coranique. «Le Coran, écrit Régis Blachère, dans son Histoire de littérature arabe, 1,50, «Le Coran permet de relever un petit nombre de termes bien attestés, soit d'origine hébraïque, araméenne ou abyssine ».

 

Les bédouins, bien qu'ils eussent mené une vie rudimentaire et austère, connurent un certain raffinement, surtout dans les cités commerçantes. Ils avaient en effet établi d'étroits rapports avec la Syrie-Palestine, l'Abyssin via Yémen. Le Coran en fait justement écho en rappelant les fameux voyages caravaniers de l'hiver et de l'été (106,2) (a). Il faut également, note Blachère, accorder une importance particulière à ces caravanes qui, à périodes fixes, établissaient des liaisons régulières entre les diverses régions de la péninsule, comme celles qui, chaque année, s'effectuaient vers le Yémen en hiver, et vers la Syrie en été. C'est donc en sillonnant de long en large cette immensité désertique que le bédouin sera à jamais marqué par ses intenses activités commerciales qui avaient nécessairement charrié un certain nombre de vocables  dans son discours. Quoiqu'on l'ait souvent considéré comme un être ayant vécu dans un isolement quasi complet, il avait réellement établi, d'une façon ou d'une autre, des relations d'échange avec d'abord les communautés sémitiques du Nord, puis avec les peuples indo-européens surtout vers l'Est.

 

Rappelons que ces rapports ont permis au locuteur arabe d'utiliser dans son langage des termes  exprimant une réalité  qui lui était jusqu'alors inconnue. Il a, par exemple, emprunté au syriaque, dès le Ier/VIIe siècle, des mots, appelés par des linguistes contemporains «mots chrétiens» (voir Al-Samarra'i, Al-suryaniyya wa l-carabiyya, 23), parce qu'une chose nouvelle appelle nécessairement un mot nouveau, une croyance nouvelle exige une adaptation lexicale de l'idiome cible. C'est ainsi que l'arabe ancien a intégré dans son système lexical des mots tels que fash   فصْح »Pâques », bacut  باعوث  a aussi le même sens, danh  دنح« Epiphanie », sacur  ساعور « feu, flamme », sammas « diacre», qiss  قسّ « prêtre, abbé », naqus « cloche », natur « garde champêtre », etc. Dès cette date, le syriaque, plus que tout autre idiome sémitique, devint la langue véhiculaire de la civilisation gréco-latine pour les Arabes. Mais cet emprunt syriaque reste, pour une large part, le patrimoine sémitique appartenant aussi bien aux Araméens, aux Hébreux qu'aux Arabes. Ne remarquons pas la persistance des racines trilitères dans ces parlers issus d'un même prototype? L'arabe ancien avait donc alimenté sa structure lexicale par  des mots immigrant de la région syro-­palestinienne où le syriaque était la langue de l'Etat et de la religion et où les Arabes du Nord parlaient une langue fortement contaminée par le substrat syriaque.

 

Ibn Durayd, qui avait saisi cette influence, note, dans son dictionnaire GL جمهرة اللغة 2,361, à propos du mot d'entrée sir « source » que c'est un « terme syriaque » parce que, d'après lui, les Syriens l'employaient couramment ; et il ajoute que « De nombreux termes syriaques furent actualisés par les Arabes de Syrie ». La langue arabe ne pourrait, de ce fait, échapper à cet emprunt, puisqu' il fut celui de « tous les Arabes », du Nord et du Sud. Elle  s'est par ailleurs enrichie grâce à l'apport nabatéen qui est un dialecte de l'araméen occidental.

 

Ce dialecte, parlé dans le royaume de l'Arabea  Petrae en Sinaï, selon Welfinson (voir Histoire des langues sémitiques, 134), fut souvent confondu avec le syriaque par les écrivains arabes : Al-Hawarizmi, par exemple, écrit dans ses Mafatih مفاتيح العلوم, 117, que les Syriaques étaient aussi appelés Nabatéens. Ils étaient aussi des Huraniens comme le rapporte Al-Razi dans son Kitab al-Zina, 138  كتاب الزّينة. Celui-ci estimait que l'expression coranique hayta lak coranique qui signifie littéralement « venez vers moi » appartenant au parler huranien. C'est ainsi que le syriaque est tantôt considéré comme le huranien, tantôt comme le nabatéen. Certains orientalistes admettent, de leur côté, que le nabatéen est un peuple arabe qui avait utilisé l'écriture araméenne dans ses inscriptions.

 

Les inscriptions nabatéennes, étudiées par Enno Littmann dans son célèbre Nabatean Inscriptions (voir Fleisch, Introduction aux langues sémitiques, 76) contiennent des noms propres arabes et des formules de bénédiction. Elles montrent par conséquent - et avec une rigueur particulière - le rapport, plutôt la dépendance, qui existait naturellement entre l'arabe ancien et le nabatéen. Cela montre eu égard que la fusion entre ces deux idiomes sémitiques, et partant entre les deux peuples, se serait produite à des périodes encore impré­cises de l'histoire. Ils adoraient en fait les mêmes idoles et adoptaient la même onomastique : Al-cuzza, Siyyac, Qawm, al-Lat, Amat, etc. étaient justement des idoles qui siégeaient dans le panthéon antéislamique. Les noms propres de personnes, comme Asad, Aws, cAbda, Yagut, Bakr, Hanzal, Ragab, cAmr, cUmar, cUmayra, Latm, Kacb, Macin, Wahb, etc., étaient en usage chez les deux peuples (Voir Welfinson, op. cit., 134-135).

 

Al-Gahiz pensait, quant à lui, qu'il y avait deux sortes de parlers nabatéens : le « nabatéen pur », classique et le « nabatéen hermétique » (muglaq). Pour lui, le nabatéen pur est de nature phonologique et se caractérise par l'assimilation de /s/ en /z/, de /c/  en hamza, par la substitution du fatha au kasra, et cela comparé, bien  sûr, à l'arabe conventionnel (voir Al-Bayan wa al-Tabyin    البيان والتبيين  , 1,67).

 

Les lexicographes arabes, n'ayant pas encore les compétences requises pour identifier, sans ambiguïté, la structure des termes sémitiques enregistrés, emplissent la nomenclature de leur dictionnaire par des lexèmes d' « al­lure bizarre » surtout au niveau de la structure phonologique. Ils se contentent parfois de  citer, sans aucun commentaire, le mot nabatéen introduit dans le langage bédouin. Mais ce vocable, bien que définitivement assimilé par le système de la langue ancienne, continue, à cause de sa structure phonétique et morphologique, à se distinguer des schèmes de l'arabe ancien. Malgré la mention de « mot rare » qu'il reçoit systématiquement, il est souvent employé par la poésie authentique. Le terme ainsi usité est employé soit par euphémisme, licence prosodique, voire par maniérisme. Le célèbre poète panégyriste Al-Farazdaq utilisait constamment des mots étrangers dans ses vers bien qu'il eût constamment convoité le rapprochement du califat umayyade . Certains grammairiens le considéraient alors comme un poète qui péchait constamment contre le « bon usage » Welfinson, 136). L'arabe ancien, malgré ces gardiens intransigeants de la norme, reste une langue  profondément marquée par cet apport sémitique.


 

    (a) 1. A cause du pacte des Coraïsh,
          2. De leur pacte [concernant] les voyages d'hiver et d'été.
          3. Qu'ils adorent donc le Seigneur de cette Maison (la Kaaba). 
          4. qui les a nourris contre la faim et rassurés de la crainte ! 

  • NB. Au cas où des mots s'afficheraient de manière illisible, aller à Barre de menus: Affichage, puis codage et choisir Autre pour cliquer sur Arabe (Windows). Ces mots seront transcrits en letters arabes.

 



23/11/2010
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