LEXICARABIA

LEXICARABIA

Facteurs et fonctions de la communication linguistique

Abdelghafour Bakkali

      Je pensais de plus en plus à la structure de l'art verbal et à la question du rapport entre la poésie et la langue.[...] A mon   père, chimiste étonné de mes préoccupations, je disais qu'il s'agit de chercher les constituants ultimes du langage et de déterrer un système analogue à la classification périodique des éléments chimiques . 
Roman Jakobson, « De la poésie à la linguistique »,
 L'Arc, numéro spécial « Jakobson », librairie Duponchelle, 1990.
 
 

 

        Rappelons, pour commencer, que la communication linguistique ou verbale a deux principaux objectifs. D’une part, elle vise la modification de l’état du destinataire, soit son état cognitif (son savoir sur les êtres et les choses), soit son état affectif (ses sentiments, ses émotions), soit les dispositions à l’action elle-même. C’est ce que Léon Festinger, l’auteur de la théorie de la « dissonance cognitive », appelle « communication instrumentale»[1]. On la désigne aussi par les termes d’alloplastique en vertu de sa valeur modificatrice d’autrui. Dans l’acte d’enseigner, par exemple, la publicité ou la propagande, avec leurs visées persuasives, l’échange tend essentiellement à modifier l’état de la population cible. D’autre part, la communication revêt un caractère strictement émissif. Par cet acte, elle exerce une sorte d’auto-emprise, tels que le rêve, la réflexion ou encore la méditation. Ce type de communication est dit consommatoire [2], selon toujours Festinger, expressive ou autoplastique.  

 

     Ceci dit, la communication verbale, qui est eu égard une communication duelle où les protagonistes échangent des messages linguistiques et non-linguistiques, ne prend sa réelle dimension que chez des linguistes ayant sciemment introduit des données de la théorie de l’information dans l’analyse des interactions langagières saisies lors de la production de la parole. L’accent est mis sur le mode de l’émission et de la réception du langage, c’est-à-dire sur le processus de production et de la compréhension de cet échange.   

 

   Le russo-américain Roman Jakobson (1896-1982), maître de la linguistique du XXe siècle, relève essentiellement les principes fondateurs de toute communication, à savoir les facteurs et les fonctions du langage. Les éléments ou facteurs constitutifs du schéma de communication dépendent, pour une large part, de la théorie de l’information. Ce linguiste dont l’influence sur l’analyse linguistique du discours est évidente, est le premier qui ait élaboré un schéma de communication interhumaine. L’auteur des Essais de linguistique générale (1963) soutient que dans tout acte de communication verbale interviennent des facteurs constitutifs : «Le destinataire envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie (c’est ce que, dans une terminologie quelque peu ambiguë, on appelle le référent’), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé ; ensuite, le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au décodeur du message). Enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication.» (1963 : 213-214). 

 

Dans ses Essais (t.1 1963 et t.2 1973), Jakobson apporte une solution audacieuse au problème du langage. Il note à ce sujet que le langage, une fois utilisé par un sujet parlant, fait intervenir systématiquement « les différents facteurs inaliénables de la communication verbale». Ces facteurs peuvent être schématiquement représentés comme suit :

 

 

 

 

 

   L’opération de l’échange verbal se déroule de façon à ce que le destinateur (émetteur ou locuteur) envoie un message, porteur d’un certain contenu de sens, au destinataire (récepteur ou allocutaire). Pour être compris, le message requiert un contexte linguistique ou une situation extralinguistique, auquel - ou à laquelle - il renvoie, et un code (langue ou tout code susceptible d’être reconnu et utilisé par les interlocuteurs) commun à l’émetteur et au récepteur. Enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre les deux actants de la communication verbale, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication. Tout procès linguistique, toute communication verbale suppose donc l’analyse de ces facteurs :

 

-          le message lui-même (ou encore énoncé, discours, texte),

-          le destinateur (émetteur, locuteur, communicateur, scripteur),

-          le destinataire (récepteur, allocutaire, communicataire, lecteur, auditeur),

-          la prise de contact entre eux, le contexte du message,

-          et le code (ou langue) qui permet de le déchiffrer.

 

Il faut noter cependant que ce schéma a une portée générale, schématique, du moment que que Jakobson voulait l’étendre à d’autres types de communication que le langage. Aussi faut-il y adjoindre d’autres items, telle que situation ; « par situation, il faut entendre que les participants, destinateur et destinataire, sont, lors de la production du message, ou de sa réception, dans un certain endroit et à une certaine époque, et qu’ils ont l’un par rapport à l’autre des fonctions nettement différenciées, celles-là mêmes qu’évoquent plusieurs des termes linguistiques qui les désignent spécifiquement les déictiques.» (Voir Baylon & Mignot, 1994, La communication, p.76). Il faut noter, d’autre part, que le terme de contexte (issu du latin contextus «assemblage» de circonstances dans lesquelles les communiquants échangent leurs propos) renvoie aussi bien à la situation des communiquants, au «cotexte », i.e. «les messages faisant partie du même ensemble et dont certains éléments du message étudié doivent recevoir leur sens (ainsi les pronoms il(s), elle(s), dont il est souvent difficile de savoir qui ils désignent en dehors d’indications fournies par la partie précédente du message) » (Ibid., p.76) et au référent, i.e. «ce à quoi renvoie le message ».

 

     La «connexion psychologique » dont il est question dans le schéma jakobsonien est imprécise ; il ne mentionne pas que les rôles du destinateur et du destinataire sont réversibles, qu’ils sont en interaction et que des éléments non-linguistiques interviennent et orientent de ce fait le déroulement de la communication interhumaine. Ainsi ce canon développé pourrait être présenté de la façon suivante :

 

 

 

 

    Rappelons par ailleurs qu’à chaque facteur constitutif du procès linguistique correspond une fonction. Le terme fonction revêt un caractère polysémique chez les structuralistes. «La fonction est d’une part le but de la communication, car la langue est un moyen en vue d’une fin » ; elle est aussi «[...] ce qui permet de distinguer les signes ou les composants du signe dans le système de la langue : c’est le principe de pertinence. » En troisième lieu, elle « [...] désigne [...] l’adaptation évolutive du système global de la langue aux besoins des locuteurs de la communauté linguistique». (Christian PUECH et alii, 1995, « Structuralisme », in Encyclopaedia Universalis, 21, 666c). Pour exploiter son schéma, Jakobson adopte le point de vue fonctionnel : la langue est, pour lui, un moyen que les sujets parlants utilisent à des fins. Or, il fait correspondre aux facteurs de son schéma six « fonctions cardinales » du langage.  La fonction dite expressive ou émotive est centrée sur le destinateur ; elle vise à dire l’attitude du « sujet » à l’égard de ce dont il parle : ses idées, ses désirs, son émotion, vraie ou feinte. Celui qui parle extériorise en fat ce qu’il ressent ou ce qu’il pense. Orientée vers le destinataire, la fonction conative (du latin conatum « effort, tentative ») vise un résultat, un effet, incite à l’action : buvez ! (impératif). Le langage, dans ce cas, provoque chez le destinataire une réaction verbale (réponse à une question, par exemple) ou une réaction psychologique (naissance d’un désir) ou enfin une réaction matérielle (comportement que prend le récepteur lors d’une exhortation : Prends cela !). La fonction dénotative, cognitive ou référentielle se rapporte au contexte (aspect purement informatif du langage). On donne en fait des indications sur un état des choses qu’on décrit ou du moins qu’on évoque.

 

Rappelons avant d’exposer les autres fonctions jakobsoniennes que de nombreux linguistes se sont limités à ces trois fonctions : expressive, conative et dénotative, selon que l’acte de communication est centré sur le destinateur, le destinataire et le référent, car Jakobson lui-même a repris et modifié la typologie du philosophe du langage autrichien Karl Bühler, auteur du best-seller Théorie du langage ou Sprachtheorie (1934). Il distingue trois fonctions qu’il avait dénommées expressive (ou présentative), représentative et appellative. Ces trois fonctions constituent respectivement l’expression du locuteur, la représentation de l’état des choses dont il parle, l’appel à l’allocutaire. Constatant que le schéma de Bühler est trop simplifié, Jakobson prévoit trois autres fonctions du langage. La fonction phatique (ou de contact) incitent les interlocuteurs à maintenir le contact et le prolonger. Dans ce cas, on « cherche à établir, prolonger ou interrompre la communication [...], à vérifier si le circuit fonctionne [...], à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à assurer qu’il ne se relâche pas ». On s’adresse à quelqu’un pour lui demander quelque chose - qu’il s’agisse d’une requête exprimée explicitement ou implicitement – et partant de produire une telle impression. La fonction phatique vise donc à maintenir le contact (acoustique) entre les actants de la communication (Allo! Vous m’entendez!), ou à produire au moyen d’expressions linguistiques un certain plaisir de se sentir ensemble et de poursuivre un échange sur un certain nombre de sujets. On peut citer, entre autres, la conversation des amoureux, les messages échangés sur facebook ou twitter. Or, cette intention recherchée instamment par les acteurs de l’échange repose sur le canal physique qui peut être interrompu ou défectueux lors d’une conversation face à face ou encore d’un dispositif technologique de transmission. La fonction poétique met l’accent sur le message lui-même : l’expression « vous êtes belle comme la lune » révèle l’intérêt porté sur l’objet de l’échange «[…] auquel le destinateur s’efforce d’assurer un certain nombre de qualités intrinsèques, indépendamment des autres visées qu’il peut avoir [...]» (Baylon & Mignot, p. 78). Cette fonction est largement pratiquée dans l’écriture littéraire. La fonction métalinguistique consiste à utiliser le langage pour acquérir, analyser ou vérifier le code mis en œuvre. Jakobson note à ce propos que « chaque fois que le destinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent bien le même code, le discours est centré sur le code ». « Quel drôle de mot! » intervient et crée une sorte d’incompréhension ou plutôt d’incommunicabilité entre les protagonistes de l’échange. Le locuteur est aisi appelé à délimiter les contours définitionnels du mot utilisé et partant à dissiper cette équivoque qui pourrait bloquer cette communication. Le tableau suivant explicite les fonctions du langage :

 

 

Discours

Fonctions ou de contact

- Sylvia ! Comment ça va ?

- Asseyez-vous !

- Je suis très content de te voir !

- Je crois que tu n’es pas seule.

- Tu es bronzée, Sylvia, et belle comme l’été !

- Ce que j’appelle « bronzée », c’est la couleur du

pain bien cuit.

-          Fonction conative

-          Fonction conative ou de contact

-          Fonction expressive ou émotive

-          Fonction référentielle

-          Fonction poétique

-          Fonction métalinguistique

 

D’après, Henri LEFEBVRE, 1966, Le Langage et la société, Paris : Gallimard (Idées nrf). p.1O1

 

    Les fonctions du langage, déterminées par R. Jakobson, répondent aux questions : -Qui? - A qui ? - Pour qui ? - Quoi ? - Pour quoi ? - Comment ? - Qui parle ? - A qui s’adresse celui qui parle ? - De quelle manière établit-il le lien de la communication ? - De quoi parle-t-il ? - Que dit-il ? - Que vise-t-il en parlant ? - Comment s’y prend-il pour se faire comprendre ? Schématisons pour le moment les facteurs et les fonctions du langage déterminés par Jakobson:

 

 

  

      Toute situation énonciative suppose une relation discursive et interactive avec un ou plusieurs protagonistes. La communication verbale de Jakobson est une relation horizontale, réciproque : l’émetteur transmet un message au récepteur qui devient à son tour émetteur. Il y a donc une réciprocité dans tout échange verbale. Cette situation implique une structure de dialogue entre le/les actants de l’énonciation. La présence d’un locuteur suppose celle d’au moins un allocutaire. Au cas où la communication verbale serait unilatérale, il s’agit, dans ce cas, du monologue verbal : [locuteur + f = monologue].

 

       Dans toute communication, il y a une triple référence. Une référence au sujet parlant (le locuteur) ; une référence à celui ou à ceux il s’adresse (le ou les allocutaire(s) et enfin une référence aux êtres ou objets extérieurs aux protagonistes et dont il est question (l’illocutaire). On pourrait de ce fait avoir la représentation triangulaire suivante :

 

 

 

       Le shéma de communication jakobsien n’est pas fermé et qui plus est susceptible d’être développé. Le référent, par exemple, pourrait être scindé en deux éléments : la situation et le cotexte ; de la fonction référentielle, on isolerait deux fonctions : déictique (du grec deixis «action de montrer ») et anaphorique (du grec anaphora «rappel, répétition »). Pour la fonction conative, on pourrait avoir en fait différentes réactions du destinataire, etc. D’autres linguistes, ayant trouvé le modèle jakobsien incomplet, proposent en guise de compléments, d’autres éléments susceptibles de permettre une meilleure approche discursive.

 

     Puisque la communication linguistique est beaucoup plus complexe que celle que décrit la théorie de l’information, des linguistes, soucieux de rendre fonctionnelle la communication langagière, ont essayé d’affiner le schéma de Jakobson. Catherine Kerbrat-Orecchioni, dans son  Enonciation de la subjectivité dans le langage, 1980 : 19 (Paris : Armand Colin, Linguistique), propose un canon plus élaboré. A l’émetteur et au récepteur, elle insiste sur le modèle de production et le modèle d’interprétation qui ne sont pas identiques pour les communicants. La production et la compréhension de la parole obéissent à d’autres facteurs, de nature psychologique voire existentielle. La chercheuse intègre la situation, absente du schéma jakobsonien, dans le facteur « contraintes de l’univers du discours » où il s’agit en fait des « contraintes thématico-rhétoriques». Elle relève, par ailleurs, que le code utilisé renvoie au niveau de «compétence linguistique» ; autrement dit, la connaissance de la langue (elle ne parle pas de « langue») que maîtrisent les protagonistes de la communication ; lesquels engagent aussi, lors du processus d’échange, des « compétences paralinguistiques » englobant mimique et gestualité.

 

      La communication est en fait « multi-canale », passant nécessairement par l’audition et par la vision. On y retrouve également aussi bien pour le destinateur que le destinataire les «compétences idéologique et culturelle » qui aident à la compréhension du discours engagé par les communiquants. pas Tout échange est donc chargé, implicitement ou explicitement, par une dose subjective qui retrouve sa force locutoire dans les apports idéologique et culturelle.  Les « déterminations « psy », dont il est question dans le schéma de Kerbrat-Orecchioni, sont différentes pour l’émetteur et le récepteur du message. Il s’agit, semble-t-il, des manifestations du psychisme de l’être humain. Le schéma étendu à d’autres paramètres de nature linguistique, sociopsychologique, culturelle voire idéologique se visualise ainsi:

 

 

 

      L’analyse des éléments qui interagissent dans l’acte de communication repose essentiellement sur l’application raisonnée du canon jakobsien avec cependant l’introduction, si la nature du discours l’exige, des autres schémas de communication développés. L’une des revues (http://communicationorganisation.revues.org/index.html) aiderait à comprendre différents énoncés discursifs  auxquels on est souvent confronté.   

à suivre…


[1] La communication instrumentale ne prend consistance qu’en présence d’un tiers à qui elle est destinée. Elle est anticipée et contrôlée en fonction du récepteur, et suivant la réponse que l’émetteur attend de lui. Les individus communiquent et souhaitent communiquer.

[2]La communication consommatoire s’exprime par l’extériorisation corporelle d’une émotion, d’une motivation ou d’une activité cognitive qui ne serait pas destinée à un récepteur. Un individu, sans en avoir l’intention et souvent même à son insu, renseigne sur ses besoins, ses envies, ses ressentiments, ses intérêts etc. Ces communications sont dites incidentes.

 



19/11/2012
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 50 autres membres