LEXICARABIA

LEXICARABIA

Codification de l'arabe ancien

 

Abdelghafour Bakkali

 

 

"Le peuple fait bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes."
Anatole France, "Propos de rentrée", 1888
 
 
 

   Dès le IIe/VIIIe siècle, les études linguistiques arabes - amorcées bien avant cette date[1]- connaissent un essor considérable. Le processus de la normalisation de la langue ancienne fut astreinte, en quelque sorte, à un consensus considérant la langue bédouine, restée longtemps à l'abri de l'influence étrangère, comme le modèle d'expression et de communication le plus authentique et le plus pur. Les grammairiens et philologues arabes anciens, à la suite d'investigations effectuées directement avec les locuteurs bédouins élus, ont en effet reconnu à certaines  tribus une « compétence discursive »,  dite al-saliqa, si bien que le philosophe Al Farabi الفارابي dans ses Al-Alfaz wa l-huruf (« Les expressions et les lettres ») الألفاظ والحروف , distingue, d'une part, des communautés tribales maîtrisant le vocabulaire rare et étrange (al-garib), telles que les tribus de Qays, Tamim et Asad ; et de l'autre, Hudhayl, Kinana et Tayyi' qui pourraient offrir aux grammairiens les bases flexionnelles et morphologiques du langage arabe authentique. « Cette norme, note Blachère, serait représentée par l'ensemble des parlers en usage dans une zone comprise entre deux lignes, l'une tirée du sud de la Mekke jusqu'au Bahrain, l'autre allant du sud de Médine, s'incurvant vers la Syrie et aboutissant, sur l'Euphrate, vers Coufa. »[2]

 

Or, cette langue « modèle » est donc codifiée selon cette rigueur qui consiste à reconnaître, quasi arbitrairement, la supériorité oratoire de certains dialectes sur d'autres qui, pour des raisons géographiques et historiques, ont été contaminés par un apport étranger assez important. Des grammairiens et des lexicographes ont estimé que le parler quraysite était en position de prédilection par rapport aux autres dialectes, parce que cette tribu abritait la Kacba et entretenait un réseau commercial d'une grande envergure avec les autres tribus du sud et du nord. Ce parler était notamment soutenu par le pouvoir religieux et économique. Dans son Al-Sahibi الصّاحبي  Ibn Faris ابن فارس (m. 395/1004) reproduit in extenso cette thèse et égrène les raisons qui mettent au piédestal le parler mecquois.

 

La codification de la langue s'approprie par ailleurs les méthodes d'investigation élaborées et mises en œuvre par les « sciences religieuses ». Dans son AL-Bahr al-Muhitالبحر المحيط  », Al-Zarkachi, note que la langue ne pourrait faire le consensus de tous les grammairiens et philologues qu'avec ces trois conditions : d'abord, elle doit être issue des tribus admises comme des autorités dans le domaine discursif, et transmise dans une « chaîne authentique », ou plutôt authentifiée par les maîtres de cet art, c'est-à-dire que les transmetteurs (ruwwat)  الروّاةd'un énoncé sont considérés comme « dignes de foi » (thiqa) ثقة . Ceux-ci doivent, ensuite, présenter, comme en théologie, des qualités intellectuelles et humaines requises pour être fiables et crédibles. Et enfin, cette langue doit nécessairement être conforme à celle dont se servaient les Purs Arabes (al-carab l-'Ariba), détenteurs de la « compétence discursive », tels que Qahtan, Macad et cAdnan.

 

Régis Blachère rapporte que Wilhelm Ahlwardt (1828-1909) soutient, dans ce sens, que les études linguistiques arabes ont été « […] suscitées, au début, par les besoins de l'exégèse coranique, que celles-ci à son tour conduisit à l'élaboration d'une doctrine grammaticale plus ou moins en contact avec la réalité, qu'enfin à l'aube du IIe siècle de l'Hégire (premier quart du VIIIe siècle J.-C.), ces recherches furent stimulées par la curiosité historique, le goût littéraire, l'antagonisme entre Arabes et Non-Arabes »[3]. On visait surtout à fixer, interpréter, commenter les textes quelle que soit leur nature, sacrés ou profanes. Une analyse systématique fut bel et bien entreprise. On écartait sciemment les mawali, les Non-Arabes récemment convertis, bien qu'ils eussent parfois brillé dans différents domaines, les tribus bédouins dont le parler présentait des caractéristiques considérés par les puristes comme des écarts à la norme ou encore comme constructions langagières anomales[4]. Cette grammaire normative « fondée sur la logique et dépourvue de vue scientifique et désintéressée sur la langue elle-même [consiste] uniquement à donner des règles pour distinguer des formes correctes des formes incorrectes ; c'est [donc] une discipline normative fort éloignée de la pure observation et dont le point de vue est forcément étroit »[5]. C'est notamment dans cette perspective que se constituait la grammaire arabe qui était au début un auxiliaire indispensable à l'exégèse  et qui attestait un usage souverain ; elle aidait en fait à mieux comprendre le Coran parce qu'elle mettait à la disposition de l'exégète des règles inflexibles élaborées par d'éminents grammairiens. 

 

Deux importants centres linguistiques, ou plutôt deux écoles, Al-Basra et Al-Kufa, recouraient à des moyens plus ou moins différents pour la description et l'analyse de la langue dans le dessein d'établir la norme, i.e. la pratique générale de l'idiome. Les premiers comptaient sur l'usage, l'emploi que les locuteurs natifs en faisaient ; les seconds s'appuyaient beaucoup plus sur la langue codifiée par un usage souverain, sur la synchronie en somme Les grammairiens Kufa optaient pour la grammaire descriptive parce qu'ils s'attachaient beaucoup plus à décrire l'usage qu'en faisaient les locuteurs de la langue plutôt qu'à une autre considération linguistique. Mais les Basra se contentaient de prescrire des règles sans donner de l'importance à l'emploi systématique de l'idiome qu'utilisaient les locuteurs. Alain Rey note dans ses Théories du signe et du sens. Lecture I que « [La] contribution la plus connue en sémantique est l'opposition entre les tendances « analogistes » et structurales des grammairiens de Basra, et celles « anomalistes » de l'école de Kufa. Les premiers fondaient l'absolue priorité du système par rapport à l'usage sur le caractère isomorphe des lois du langage, de la pensée et du réel. Les autres, sans doute plus sociologues, donnaient la prééminence aux textes reçus, réalisation du système, certes, mais soumis à un usage souverain »[6]. Ces écoles dont la bipartition est attestée par le bibliographe Ibn al-Nadim[7] dan son Index الفهرست, fondaient les théories linguistiques de l'arabe ancien et prêchaient, chacun selon ses visées et ses principes fondateurs, le culte d'une koïnè fondée sur une logique somme toute aristotélicienne. L'une et l'autre affinèrent à l'extrême des méthodes d'analyse et de logique sémantique[8].

 

Ces études linguistiques étaient aussi focalisées sur une analyse ingénieuse du phonétisme de l'arabe. Dans son « Introduction » aux Cours de phonétique arabe, Jean Cantineau, ayant subi l'influence de Troubetzkoy et Martinet[9],  note en effet que « les anciens grammairiens arabes ont été les premiers phonéticiens de leur lange : on trouve chez Sibawayhi, par exemple, un classement correct des consonnes suivant leur point d'articulation, une abondante étude de l'assimilation consonantique, des notions exactes du timbre des voyelles, des indications sur les particularités phonétiques des différents dialectes »[10]. Mais, il ne faut pas oublier le rôle précurseur d'Al-Khalil b. Ahmad, l'auteur de K. Al-cAyn  كتاب العين , premier dictionnaire arabe, et l'ascendant qu'il avait exercée sur son disciple Sibawayhi auteur d'Al-Kitab  الكتاب « Manuel de grammaire »  où avait été notamment décrite et codifiée la langue classique. Dans son importante Préface à K. Al-cAyn[11], Al-Khalil développe eu égard une théorie phonétique qui sera reprise systématiquement par les grammairiens, philologues et lexicographes anciens. Grâce à ses talents peu communs dans les domaines phonologique, syntaxique et lexical, il impose, en quelque sorte, ses schèmes de pensée à la postérité de telle sorte qu'il empêche ses continuateurs, pour longtemps encore, de contribuer pertinemment à une analyse linguistique plus approfondie et mieux structurée. Pour une description phonético-morphologique, par exemple, les grammairiens et lexicographes anciens se réfèrent constamment à la Préface du dictionnaire d'Al-Khalil, dont le principe fondateur repose essentiellement sur différentes disciplines, voire même la musique. « Cette théorie phonétique, fait remarquer Julia Kristeva dans ce sens, était étroitement liée à une théorie de la musique : le grand d'Al-Khalil Al-Farahidi (probablement 718-791) fut non seulement un phonéticien et un grammairien érudit, mais aussi un éminent théoricien de la musique. Un terme comme haraka, mouvement employé en phonétique, vient de la musique »[12].

 

Les études linguistiques arabes anciennes se caractérisent par ailleurs par l'intérêt que portent les grammairiens à la lexicologie et à la sémantique où formes et sens interagissent. Ces recherches se cristallisent en fait dans l'élaboration de traités consacrés à ces disciplines et désignés sous l'appellation de monographies (Al-Rasa'il) où sont justement catalogués des entrées avec leurs acceptions respectives. Pris isolément, ces mots constitue ce qu'on appelle la sémantique lexicale, i.e. l'étude du sens des mots de la langue cible. Or, les items lexicaux entretiennent entre eux des rapports de dépendance ou plutôt d'attraction sémantique. Les termes retenus dans ces nomenclatures, gravitant autour d'un lexème noyau, étendent son champ lexical et apportent, si on les saisit sous un autre angle, des informations d'une utilité notoire sur la faune et la flore de l'Arabie, voire même sur la vie nomade, etc. La « circularité du sens » de ces entrées implique l'appartenance du mot retenu à un « réseau de sens » que le dictionnaire cherche à cerner et à définir selon une technique définitoire ayant marqué ces taxinomies. Notons qu'aucun ordre n'est observé dans le classement de ces items dont la totalité constitue eu égard le contenu de ces opuscules à visée lexicographique. Le vocabulaire collecté appartient à des domaines fort variés : le chameau, le cheval, les plantes, les insectes, l'homme… sont notamment au centre de ces répertoires lexicaux.

 

Ceci étant, on pourrait distinguer schématiquement deux étapes distinctes dans l'évolution de la sémantique lexicale : d'abord, celle consacrée à des monographies et, ensuite, celle à de véritables dictionnaires de langue. Ces derniers écrits connaissent, à leur tour, surtout en ce qui concerne la méthode classificatoire de la nomenclature, trois phases successives : la première classe appartient toute entière à la classification phonético-morphologique d'Al-Khalil qui « composa le premier dictionnaire arabe, le Livre d'Al-cAyn, dans lequel les mots sont rangés non par ordre alphabétique, mais d'après un principe phonético-morphologique reproduisant l'ordre dans lequel les grammairiens indiens rangeaient les sons : gutturales, palatales, etc. »[13]. Partant, K. Al-cAyn  est considéré comme étant un dictionnaire qui relève de ce qu'on pourrait désigner par « classification phonétique » des entrées ou des bases morphologiques retenues. Vient ensuite la « classification alphabétique » dont le chef de file est incontestablement Ibn Durayd : il l'applique dans son Gamharat al-Luga (désormais GL) جمهرة اللغة. Mais l'auteur de ce dictionnaire n'arrive, comme bon nombre de lexicographes, à se libérer complètement des fameuses alternances consonantiques (al-taqalib) d'Al-Khalil b. Ahmad. Le GL جمهرة اللغة  d'Ibn durayd qui fera l'objet d'un ceratin nombre d'articles que je publierai ulterieurement, adopte une démarche qui combine les deux précédentes classifications. Ibn Durayd espère par cette approche faciliter l'accès à l'information lexicographique qui nécessite des compétences particulières. Mais il n'atteint cet objectif d'une importance capitale que partiellement. La troisième classe enfin est consacrée à des productions lexicographiques dites « notionnelles » : c'est la « classification notionnelle ». Ce type de classement des entrées « […] est axée non plus sur les mots, mais sur les notions : le dictionnaire est divisé en plusieurs parties présentant chacune une notion donnée et les mots qui l'expriment »[14]. On peut citer, entre autres, AL-Mukhassas  المخصص d'Ibn Sida Al-Andalusi ابن سيده الأندلسي(m. 458/1065).

 

Ibn Durayd compose en fait pendant les toutes dernières années du IIIe/IVe siècle un dictionnaire dont le principal objectif est la collecte du lexique usuel de l'arabe ancien, mais L, soumis au goût de l'époque pour laquelle il a été élaboré, contient un certain nombre de mots rares, des particularités dialectales, des écarts grammaticaux et morphologiques, des emprunts lexicaux et des termes néologiques. Disposant de sources variées voire contradictoires, il produit une œuvre d'une densité lexicale notoire. A le lire, on identifié aisément l'impact de l'environnement et les mœurs d'une communauté foncièrement bédouine sur les pratiques langagières de cette communauté linguistique. Le lexicographe les saisit sur le vif et essaie de donner une allure dynamique à son contenu lexicographique. Il reproduit parfois presque in extenso dans sa macrostructure des événements historiques, culturels, sociaux, coutumiers dans un langage issu en majorité du désert où le mode de vie reflète une mentalité conditionnée par cette immensité désertique et caractérisée par ce vide démesuré. « Le vocabulaire, note G. Matoré, est l'expression d'une société »[15]. Soulignons également, en citant Ferdinand de Saussure, le lien étroit qui existe entre « l'histoire d'une  communauté et celle d'une race ou d'une civilisation. Ces deux histoires se mêlent et entretiennent des rapports réciproques»[16]. Le lexique ainsi regroupé dans une nomenclature « raconte » la psychologie, les us et coutumes, les croyances, les cultures de la communauté linguistique étudiée. GL جمهرة اللغة est un champ d'investigation d'une richesse exceptionnelle. Ainsi le dictionnaire d'Ibn Durayd révèle-t- aux usagers initiés un vocabulaire relatant les mœurs d'une société nomade où les êtres et les choses mènent paradoxalement une existence de dépendance et de rivalité.


[1] Abu Al Aswad Al Dou'ali  أبو الأسود الدؤلي (m.688) fut considéré comme le fondateur de la grammaire arabe.

[2]  R. Blachère, Les savants iraquiens et leurs informateurs bédouins à l'IIe-IVe siècle de l'Hégire, in Mélanges Marçais, p.38

[3] R. Blachère, op. cit. p.37

[4] Al-Suyuti, Al-Muzhir, I, 58

[5] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p.13

[6] A. Rey, op.cit., p.78

[7] Ibn al-Nadim, al-Fihrist, p. 59 et sq.

[8] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p.13

[9] Cantineau traduit en effet, pour son usage personnel, les Principe de phonologie de Troubzkoy et en use dans la description des parlers arabes.

[10] J. Cantineau,  op.cit., p. 5 (désormais CPA)

[11]  Dans un article à part, je traduirai cette préface.

[12] J. Kristeva, Le langage, cet inconnu, p.130

[13] J. Kristeva, op.cit., p.132

[14] A. Moutaouakil, La théorie de la signification, p.29

[15] G. Matoré, Histoire des dictionnaires français, p.23

[16] <span "times="" new="" roman","serif";="" mso-bidi-theme-font:="" major-bidi;="" mso-ascii-theme-font:="" mso-hansi-theme-font:="" major-bidi;'="">F. de Saussure, Cous de linguistique générale, p. 40

 

   


22/10/2010
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