LEXICARABIA

LEXICARABIA

Arabe ancien et protosémitique

Abdelghafour Bakkali

 

Quand une langue change, ce ne sont pas des sons isolés qui sont remplacés par d'autres sons isolés, mais tout un système de structure différente."
Bertil Malmberg, La Phonétique, 1984, p.117
 
 

 

       « Une langue ancienne ne peut être saisie, écrit J. Collart, in La grammaire du latin, 1980 : 6, Que sais-je ?, qu’à travers ses témoignages écrits et singulièrement à travers son expression littéraire. » La langue arabe, quant à elle, à la différence de plusieurs autres idiomes, a été fixée presque définitivement par un Livre, parce que la quasi totalité des témoignages antéislamiques avaient un caractère oral, à l'exception de quelques poèmes. Le Coran donne, à ce qu’on pourrait appeler, avec cependant beaucoup d’impropriétés, la koïnè arabe, utilisée exclusivement par les poètes et les orateurs bédouins bien avant l’Islam, un statut particulier. La langue ancienne reste à jamais liée, plutôt subordonnée, à ce Livre, considéré comme inimitable aussi bien dans sa forme que dans son contenu. Ayant donc ce pouvoir discursif et thématique exceptionnel, il fournit, sans discontinuer, des schèmes expressifs exemplaires aux écrivains et poètes et des exemples, taxés d’authenticité absolue, aux grammairiens et lexicographes, bien que certains philologues estiment que le Coran ne devrait pas être un référent linguistique. Mais de nombreux écrits et travaux linguistiques n‘atteignent un degré d’authenticité que comparés, voire superposés, à la «norme coranique» qui est eu égard l’arabe utilisé par la poésie archaïque et les joutes oratoires antéislamiques.

 

      Cette langue, basculée dans le sacré aussi bien en synchronie qu'en diachronie, soulève, dès les premiers essais philologiques, une polémique fort ardente concernant le fameux débat, enregistré d’un bout à l’autre par Al-Suyuti السيوطي  dans son Al-Muzhir, 1,7-30, (المزهر في علوم اللغة وأنواعها) sur l’«origine du langage ». Il s’agit de savoir s’il est une «institution divine » (tawqif توقيف) ou une «entité conventionnelle » (istilāh اصطلاح ).

 

      Rappelons que la langue arabe appartient, d’après des chercheurs contemporains, au rameau sémitique. Ce fut l’orientaliste allemand August Ludwing von Schlözer (1781-1809) qui, dans son Von den Chaldäen (paru en 1781), qui la classait parmi les «langues sémitiques » [2]. Louis Hjelmslev,  in Le langage, une introduction augmentée de degrés linguistiques, Minuit, 1969 : 103-104, parle, lui, de groupe «chamito-sémitique » ou «afro-asiatique ». Schlözer souligne en fait que « De la Méditerranée à l’Euphrate et de la Mésopotamie à l’Arabie domine, comme on sait, une seule langue. Donc les Syriens, les Babyloniens, les Hébreux, les Arabes furent un seul peuple. Les Phéniciens également (des chamites) parlent cette langue que je voudrais appeler ‘sémitique’ ». (voir H. Fleisch, Introduction aux langues sémitiques, 18).

 

       L’historien allemand Schlözer se réfère, pour cette appellation, à la Genèse  X, 21-32 qui fait descendre de Sem (fils aîné de Noé), Assur, Aram et Herber, ancêtres d’Abraham. Déjà au IVe / Xe siècle, des savants juifs relevaient la «ressemblance» de l’hébreu et de l’arabe, de l’araméen et de l’arabe (cf. à ce sujet Brockelmann, Semitische Sprachwissen, 11).

     Cette similitude, relevée également par certains lexicographes arabes anciens, incite des grammairiens et des linguistes modernes à pousser encore plus loin cette «étude comparée » et historique des langues attestées. Certains d’entre eux, intéressés plus particulièrement par l’analyse de la structure phonémique, soutiennent que Aram dont parle la Genèse aboutit à cArab dans la langue arabe ancienne : la glottale initiale /a/ de Aram serait, toujours d’après eux, l’évolution ou la transformation de la spirante pharyngale sonore /C/ /ع/ de Carab (voir Abdelhaq Fadel , Tarikhuhum min lugatihim تاريخهم من لغتهم  1977 :133-134).

 

     Adolph Erman, spécialiste de l’ancien égyptien et co-auteur du Dictionnaire de la langue égyptienne [3], reconnaît, de sa part, la similitude de ce vieil idiome avec les langues dites sémitiques (voir K. Brockelmann, Semitische sprachwissensshaft, traduit par Ramadan CAbd Al-Tawwab, Publications de l’Université de Riyad, 1977 : 13). Données hypothétiques, ces conclusions qui ne paraissent pas satisfaisantes et nécessitent une étude beaucoup plus objective et approfondie, doivent surtout se baser sur les récentes découvertes archéologiques et sur des études comparées des langues-filles du sémitique commun ou protosémitique. Plusieurs disciplines entrent en effet dans l’étude scientifique de l’origine du langage.

 

 

 

      Devant cet état de chose, essayons pour le moment de déterminer ce qu’on appelle le «domaine sémitique ». Il est somme toute controversé. Henri Fleisch expose, dans son Introduction à l’étude des langues sémitiques. Eléments de bibliographie, Adrien-Maisonneuve, 1947 : 22-23, la polémique qui avait été engagée à propos de l’habitat primitif des sémites. Est-ce le Kurdistan «en frontière arménienne, le pays d’Arphaxad , fils de Sem, ancêtre d’Hebert, lui-même ancêtre d’Abraham ?4 » (Ibid., 23). Est-ce la basse Mésopotamie dont Ignazio Guidi, l’auteur de Della sede primitiva dei popoli semitici, fut, vers la fin du XIXe siècle, le précurseur ? Est-ce l’Arabie qu’Eberhard Schrader, également à la même époque que Guidi, a considérée comme l’ «habitat primitif » de ce peuple ?  Justus Olshausen soutient, quant à lui, dans la préface de son livre sur la langue hébraïque que l’arabe est la plus proche du sémitique primitif (voir R. cAbdetawwab, Fusul fi al-luga, فصول في اللغة 1987 : 15). Est-ce enfin l’Afrique que propose Theodor Nöldeke dans son Die Semitischen Sprachen: Eine Skizze (1923) ou le pays d’Amurru, au nord de la Syrie, hypothèse défendue par Albert Tobia Clay dans Amurru, the home of the Northern Semites,1909, (essayant de montrer que la culture et la religion d’Israël ne sont pas d’origine babylonienne?, etc.

 

C’est la thèse de Schrader qui sera retenue, parce que la presqu’île arabique fut incontestablement le berceau des Sémites : les caractéristiques du sémitique commun, transmises en partie, ou relativement déformées, aux langues-filles, reflètent le génie d’un peuple se complaisant dans la transposition terre à terre de la réalité, s’écartant, pour ainsi dire, de tout ce qui est métaphysique (voir Fleisch, p.13). Selon Régis Blachère, in Histoire de la littérature arabe des origines à la fin du VIème siècle, Adrien-Maisonneuve, 2 tomes, p. 1,23),  la psychologie individuelle de cette ethnie dénote, en fait, «une remarquable permanence ».

 

 Les langues sémitiques, appelées également consonantiques, ont un rapport évident avec l’arabe. Certains chercheurs estiment qu‘elle est plus représentative du sémitique. Restée à l’écart de tout apport étranger, particulièrement de l’indo-européen, elle garde son système linguistique presque intact. L’accadien, le cananéen, le phénicien, l’hébreu, l’araméen, le syriaque sont inscrits dans cette aire linguistique arabe. 

 


[1] «La koïnè, c’est-à-dire […] une langue fondée sur le parler d’Athènes qui a ravalé les autres parlers grecs au rang de vernaculaires incultes, avant de les éliminer tous à une exception près (le laconien qui survit sous le nom de tsakonien) » (cf. Martinet, Eléments, 156).

[2] On les a également appelées « langues orientales » et « langues trilitères ».

[3] Ouvrage élaboré entre 1897 et 1961 par Adolph Erman et Hermann Grapow sous le titre Wörterbuch der ägyptischen Sprache. Le dictionnaire regroupe dans sa nomenclature l’ancien égyptien, le moyen égyptien et le néo-égyptien.

[4] ou Arpacshad fut l’un des fils de Sem.  



10/11/2013
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