Liens naturels entre l’arabe et les langues sémitiques
Abdelghafour Bakkali
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
Nicolas Boileau, L'Art poétique, 1674
|
Dans cet article, et ceux qui suivent, j’étudierai le rapport devant exister entre la langue arabe et les langues sémitiques que certains chercheurs considèrent comme dépendantes pour une large part d’un arabe primitif. Je mettrai particulièrement l'accent sur les rapports phonético-morphologique et sémantique qu'elles entretiennent avec l'arabe ancien, et qui plus est, fournira la preuve tangible que les mots passés de ces langues sémitiques à la carabiyya ne peuvent constituer un emprunt, au sens que nous voulons lui donner, bien que de nombreux grammairiens anciens et modernes aient considéré l'araméen, le syriaque, le cananéen, l'hébreu ou l'éthiopien comme étant des apports étrangers. Mieux encore, ils ont considéré les apports dialectaux comme étrangers à l'usage classique formalisé de la langue, rassemblés sous la rubrique du garib الغريب. Dans son Itqa:n, الإتقان 1,133-134, Al-Suyuti السيوطيconsacre en fait une section de son livre aux différents dialectes qui ont transmis à la langue ancienne un certain nombre d'unités lexicales. Ces termes ont été également retenus par le Coran, la poésie archaïque voire les textes de la tradition prophétique. Il fait remarquer, à juste titre, que de nombreux mots utilisés par le texte coranique sont issus des parlers du Yémen, de Himyar, de Hudayl, de Hawazin, de Gurhum, de Kinda, de Ghassa:n, de Tamim, etc. Suyuti en recense cinquante.
Et avant d'exposer ce phénomène à la lumière des dictionnaires anciens, nous aimerions rappeler - pour que se précisent les liens qui existent naturellement entre l'arabe classique, codifié par des grammairiens rigoristes, et les langues sémitiques - que le livre de la Genèse se plaît à partager les peuples vivant au Moyen-Orient en trois grandes familles descendent directement de Noé : Sem, Cham et Japhet (Genèse 10.1). Cette répartition serait le résultat d'un certain nombre de spécificités psychologiques et ethniques qui semblent être de signes saillants de ces diverses communuatés. Mais cette « théorie » biblique reste, malgré tout, arbitraire et peu convaincante.
Rappelons que c‘est August Ludwig Schlözer (1735-1809), comme d'ailleurs le philologue allemand Franz Bopp (1791-1867)[1] pour l'indo-européen, qui, sans abandonner complètement l'explication biblique, forge le concept sémitique pour désigner les langues dont les structures phonétique, morphologique, syntaxique et sémantique sont plus ou moins identiques et issues d'un prototype commun. Il fonde avec Le danois Rasmus Christian Rask (1787-1832)[2] la méthode comparatiste dont les principes consistent à dégager les ressemblances voire les écarts entre les langues comparées. C'est ce qu'on a tendance à appeler les « reconstructions linguistiques »[3]. L'hypothèse d'une langue commune ou prototype est inaugurée dès 1786 par l'Anglais W. Jones qui identifie des ressemblances patentes entre la langue du Veda, le grec, le latin, le celtique, le persan, etc.
Mais l'utilisation d'une langue donnée ne relève pas seulement de l'ethnie ou de tout autre support social ou psychologique, mais aussi et surtout de privilège, ou plutôt de prestige, de la langue par rapport aux autres langues, estimées comme « peu consistantes », parce qu'incapables à des moments donnés de l'histoire d'entrer en concurrence avec l'idiome qui jouit d'un certain pouvoir. La langue du conquérant, par exemple, s'impose à la langue du vaincu et finit, dans la plupart des cas, par la désintégrer. Le temps continue l'entreprise du vainqueur et corrompt, parfois irrémédiablement, le fondement de la langue déchue ou, du moins, lui lègue un vocabulaire exprimant le mode de vie, les mœurs, les institutions de l'envahisseur. Les exemples que connaissent les divers parlers arabes sont en premier lieu le résultat de la désagrégation, imposée par la colonisation occidentale, de la langue classique qui s'expose à toute sorte de déliquescence.
Cet état de chose se produisit pour l'arabe ancien qui avait entrepris, à différentes époques de son histoire, des rapports de dépendance, ou tout simplement d'intérêt commun ou d'hégémonie, avec les langues indo-européennes, tels le pehlevi[4], le grec, le latin ou vice versa. Pendant les premiers siècles de l'hégire, la langue arabe arrive, grâce à sa suprématie sur des peuples soumis à son imperium, à transmettre une masse considérable de mots à la langue perse, turque voire grecque. Ibn Durayd, dans son Gamharat al-Luga (désormais GL), جمهرة اللغة 2,1146 et 3,1333, enregistre dans sa nomenclature des termes, originairement étrangers, rattachés à des étymons arabes. Nous pourrons citer à titre d'exemple, le mot firdaws - issu du grec paradeisos – فِردوس « jardin fleuri ; paradis » dérive, d'après lui, du mot arabe fardasa signifiant « ampleur ; immensité ». Il fait également dériver mindi:l منديل issu dulatin mantile-is « serviette de table » (aynat à pru près le même sens en arabe), du verbe nadila qui signifie, d’après Al-Khalil b. Ahmad, « avoir les mains sales » (in GL, 2, 682 et 2, 299). Cette unité lexical, obtenu à partir d’un fonds étranger, est polyforme : mindal, mandal, mindil, etc.
Ibn Durayd pousse encore plus loin ses prétentions étymologiques, plus particulièrement dans son Kitab al-Ichtiqaq, كتاب الاشتقاق, faisant ainsi dériver d'une racine arabe potentielle des noms propres, des noms de tribus arabes, des lieux, etc. Sur le sillage d'Ibn Durayd, adversaire farouche des Choucubites, Chihab al-Dine Al-Khafagi الخفاجي dans son commentaire du Durrat al-Ghawwas, درة الغوّاص 33, rapporte que sirat صراط, terme coranique, - venant étymologiquement du latin stratum,-i « pavé, pavage » (strata via) - qui signifie « […] « voie », est devenu par appropriation le nom propre de « Pont eschatologique » (Louis Gardet, L'Islam, Religion et communauté 1982 :201), dérive de istrata al-taCam استرط الطّعام « ingurgiter un aliment ». Il établit ainsi une contiguïté de sens entre le sens eschatologique et l'emploi concret du mot. C'est, en quelque sorte, une « concrétisation » volontaire d'un terme abstrait : sirāt « jetée sur la Géhenne, qui est la partie supérieure de l'enfer », (L. Gardet, 1982 :101), engloutit les pécheurs comme si l'on avalait gloutonnement de la nourriture. Notons qu'il est démontré «En effet [que] les sens figurés, abstraits, sont souvent plus anciens que les sens concrets » (A. Rey, « Présentation du dictionnaire Le Robert, XV).
Dans Al-Ichtiqaq الاشتقاق 41 (voir aussi Al-Muzhir, 2,351), Ibn Al-Sarraj ابن السرّاج, se dresse, de sa part, contre ces interprétations basées sur une étymologie arbitraire et soutient l'invraisemblance de telles hypothèses. Il fait, sans doute, allusion à Ibn Durayd et à ses continuateurs. On doit, d'après lui, écarter avec force la « fausse étymologie », celle qui consiste à faire dériver un mot d'emprunt - parfois complètement assimilé par la langue emprunteuse - d'un vocable attesté dans le langage arabe courant. Ceux qui y adhèrent sont pareils à ceux qui croient que « l'oiseau procrée un poisson », tourne-t-il en dérision les partisans de la thèse étymologique. Dans ses Clefs des Sciences (Mafa:tih al-cUlu:m), 134, Al-Khawarizmi condamne également ces présomptions étymologiques et qualifie d' «ignorants et de débiles » ceux qui font dériver asturla:b استرلاب - issu de l'étymon bas-latin astrolabus, venant du grec astrolabos qui est un « instrument dont on se servait pour déterminer la hauteur des astres au-dessus de l'horizon » - de La:b associé à astur (pl. de satr « ligne ») ; on a alors les « lignes de La:b » (La:b serait un nom propre). Cette approche étymologique n'est en fait que l'ambition qu'avaient les grammairiens anciens à mettre en valeur et à donner une importance particulière à leur idiome, oubliant - ou faisant semblant d'oublier - que les langues, comme les êtres humains, entretiennent souvent entre elles de multiples rapports, et sont par ailleurs soumises constamment à des lois qui déterminent leur devenir. Une langue extraite de cette interdépendance serait certainement une langue morte, parce qu'incapable de produire une pensée ou du moins d'être le véhicule d'une civilisation. Parler de langue parfaite, qui dépasse les autres idiomes, est une pure utopie bien qu'on ait essayé vainement d'en fabriquer une[6].
[1] Bopp publia en 1816 Le système des conjugaisons du sanskrit comparé à celui du grec, du latin, du persan et du germanique. Il essaiera de démontrer l'origine commune de ces langues, les faisant dériver d'une hypothétique langue mère l'indo-européen.
[2] Rask travaille, dans son Investigation sur l'origine du vieux Norrois ou Islandais, à établir les affinités entre islandais, langues scandinaves, grec, latin, arménien, slave, langues germaniques…
[3] Exposé de Sylvain Auroux, CNRS
[4] Langue des écrits mazdéens, le pehlevi (pahlavak) désigne le parthe, langue du nord, par opposition au parsik, langue de la Perside. Son écriture comporte un type calligraphique avec deux alphabets, selon qu'il s'agit du parthe ou du moyen perse ou pehlevi.
[5] Baclabakki, l'éditeur de GL, note dans son « apparat critique » (cf. GL, 2,682) que l'auteur du KA n'a pas retenu la racine NDL avec le sens que lui donne Ibn Durayd.
[6] Eco (Umberto), La recherche de la langue parfaite, Editions du Seuil, 1994
A découvrir aussi
- Caractère vocal du langage. Thèses classiques
- L'arabe ancien: Variétés synonymiques et dialectes bédouins
- Valeur statistique de la racine arabe
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 50 autres membres