Evolution conditionnelle des langues 4/4
Abdelghafour bakkali
Entré dans une phase de détérioration irréversible, l’hébreu fut directement concurrencé, dès le IVème siècle av. J.-C., par l’araméen qui devint la langue liturgique et écarte la langue hébraïque de l’usage courant voire du domaine religieux (voir 3/4).
Cependant, l'araméen, ayant beaucoup plus de vigueur et d’autorité que lui conférait son privilège politique, étendit son domaine à l'Irak, en Syrie, en Palestine. Entre les années 300 av. J.-C. et 600 de l'ère chrétienne, il se parlait sur une aire de 600 000 km2. Supplantant donc l'hébreu ancien, il fut utilisé dans les pratiques religieuses juives, et ainsi se substitua ainsi à la véritable langue biblique -des gloses furent établies telle que la Guemara ou Gémara (gemāra: signifie «commentaires, suppléments ; additions » en araméen, alors qu’en hébreu, le mot désigne «perfection, achèvement»), et Onkelos ou encore le Targoum Onkelos (cf. Charles Brockelmann, Semitische sprachwissensshaft, p. 97,traduit par R. CAbd Al-Tawwab, Riyad : Publications de l’Université de Riyad, 174p), la Version de Septante, le Talmud de Babylone (Talmud signifie « enseignement, instruction, code ») et la Secte gnostique (voir A. Wafi, 1972, in Fiqh al-luga, 7ème édition, pp.66-67).
Ainsi serait-il devenu la lingua franca du Moyen-Orient. La dynastie perse des Achéménides le prit comme langue officielle de 559 au 330 av. J.-C. Le grec le supplanta sous les coups victorieux d’Alexandre le Grand. Comme toutes les langues sémitiques, l'araméen finit par se ramifier en de nombreux dialectes : le mandéen au sud de l'Irak, le syriaque parlé dans la ville d'Edesse, appelé Orhai par les syriaques eux-mêmes et Raha par les Arabes (Raha: fut déformé en Urfa au XVe siècle, nom qu'elle garde jusqu’à ce jour) (I. Welfinson, 1929, Tari:kh al-lugha:t al-sa:miyya تاريخ اللغات السامية, 145-146).
Bien que l’orientaliste britannique William Wright (1830-1889) soutienne que le syriaque ou araméen chrétien est l'un des dialectes occidentaux araméens, le syriaque [1], qui avait permis aux musulmans de connaître le patrimoine scientifique et philosophique grecs, reste, pour un grand nombre de chercheurs, l'araméen lui-même (voir à ce propos Ibrahim Al-Samarra’i, Dira:sa:t fi: al-lughatayn al-Carabiyya wa al-surya:niyya, دِراسات في اللغتين العربية والسّريانية,1985, pp.12-13). Ils affirment que les Araméens, convertis au Christianisme, reçoivent le nom de Syriaques, nom que leur donnent les Byzantins, du moment que l’attribut araméen signifie, pour eux, «idolâtrie », analogie établie avec hellène (voir Welfinson, 1929, ibid., p.146).
Que ce soit l'une ou l'autre désignation, le syriaque a produit, au cours de son histoire, des œuvres d'une grande variété (ibid., 147). Le christianisme, auquel s’étaient convertis les Syriaques, fut un stimulant pour la composition d'une abondante œuvre religieuse, illustrée de notes, gloses et commentaires érudits. Des légendes et des hymnes furent aussi composés en cette langue. Elle accueillit, des intentions expressives, des emprunts grec et latin : «Et la langue syriaque, écrit I. Welfinson, ibid., 148, ne contenait pas seulement un nombre considérable de termes grecs, mais elle a été influencée par le style et la pensée grecs. Nous ne devons pas aussi négliger l'impact hébreux sur le syriaque : les livres sacrés ont été traduits en cette langue ».
Les débats sectaires enrichissent par ailleurs le syriaque. Les monophysites, vassaux des Byzantins, adoptant l'enseignement de J. Baradaüs, qui consiste in globo à n’admettre qu’une seule nature de Jésus-Christ, appelés aussi monothélistes condamnés comme hérétiques au troisième concile de Constantinople en 681, et les Nestoriens dont le chef de file fut Nestorius, clients des Perses, se livraient en effet une polémique fort ardente dans le domaine métaphysique, sur la nature du Christ et sur d’autres sujets tabous. Cette controverse, virulente et sans issue, contraignit les usagers de la langue à user, dans leurs discours, d’un certain nombre d’«écarts linguistiques», particulièrement en ce qui concerne l'interprétation et l'assimilation du dogme ; il se constitua par conséquent ce qu’on appelle le «vocabulaire christologique». Une œuvre essentiellement polémique vit le jour et dévoila, en quelque sorte, les intentions politiques de chaque secte ou les pressions qu’elles subissent des des deux puissances de l’époque. Mais la vigueur du syriaque, animé et revalorisé par la religion du Christ, étendit son emploi, grâce aux missionnaires, à Turfān dans le Kurdistan oriental, et même à l'intérieur de la Chine : le Si-ngan fu, document bilingue chinois-syriaque, demeura une preuve matérielle des activités des adeptes de Nestorius [2]. En Mongolie aussi, on utilisait un alphabet dérivant de la langue syriaque.
Le syriaque établit naturellement des liens véhiculaires avec l'arabe ancien. Les inscriptions de l'Oasis de Tayma:’تيماء, au nord du Higāz, montrent les relations qu'avaient entretenues, bien avant l'Islam, ces deux idiomes sémitiques. Mais, c'est plutôt sous l'empire musulman que la carabiyya, assimilant une multitude de mots syriaques, arrive progressivement à le mettre en dehors de l'arène culturelle et idéologique. Devenu uniquement une langue liturgique, repliée dans les églises monophysites et nestoriennes, le syriaque se trouve finalement désarmé devant l'expansion de l'ancienne langue bédouine, codifiée par des grammairiens pointilleux. Le syriaque put cependant résister à l'instabilité linguistique et à l'action du temps : on continue à le parler dans des bourgades sises aux environs de Damas, à Tur cAbdin et à l'est du Moussoul. Le syriaque tardif se caractérise surtout par le transfert de /ã:/ long vers un /u:/ long (on a /u:/long < /a:/long, la chute des phonèmes laryngaux, la réduction des affriquées en sons simples correspondants, etc. C’est notamment ce que nous allons voir dans le prochain article.
[1] Ce site pourrait être utile pour son intérêt linguistique syriaque :
https://www.etudessyriaques.org/
[2] Nestorius, d’origine antiochienne, archevêque de Constantinople, fut condamné en 431 pour hérésie par le Concile oecumique d’Ephèse. Il distinguait la divinité de Jésus-Christ de son humanité.
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