LEXICARABIA

LEXICARABIA

Apport syriaque dans les dictionnaires arabes anciens

Abdelghafour Bakkali

 

 Dans le vocabulaire des pays chauds, tous les mots sont vocaux et fluides. le grec a une emphase majestueuse, comme le bruit des flots du Pénée. L'italien roule dans ses syllabes sonores, le murmure des cascatelles et le frémissement des oliviers.
                                               Charles Nodier, Dictionnaire des onomatopées, 182

 

 

Ce qui nous intéresse pour cet exposé, c'est le vocabulaire que le syriaque avait en commun avec l’arabe ancien, et que les lexicographes avaient enregistré  dans leur dictionnaire. Il ne s’agit pas à proprement parler d’emprunt mais d‘un héritage commun. Et c'est ainsi que se précisent les structures phonologiques et sémantiques de la langue arabe. La fréquence de cet apport sera également déterminée. Rappelons, à ce sujet, que ce vocabulaire, si fonctionnel qu'il soit, a souvent été considéré par les lexicographes comme étrange et non conforme aux règles de la production phonologique de l’arabe classique. Al-Gāhiz cite en effet cet emprunt dans son Al-Baya:n والتّبيين  البيان, 1,39-40, avec cependant un certain mépris ! 

 

     Ibn Durayd, intégrant dans la macrostructure de son GL  جمهرة اللغة des termes attestés comme étant des emprunts, regroupe à la fin de son dictionnaire des lexèmes transmis à l’arabe par le nabatéen [1], le syriaque, l’hébreu. Ces termes sont donc rangés parmi les raria linguistiques (nawa:dir نوادر). Dans l'une des sections de ce monumental recueil de mots, il enregistre, sous le titre «Ce que les arabes avaient actualisé dans leur langage», 3, 1322, dans des sous-sections, sans ordre apparent, - et à deux reprises - des mots venant du nabatéen, 3, 1324-1325. Une autre section est consacrée à  l’ «apport syriaque», 3, 1325-1326. L’auteur de GL semble considérer le nabatéen et le syriaque comme étant deux idiomes différents. Puisque les termes nabatéens et syriaques arabisés ne sont pas assez nombreux (34 mots), nous allons les visualiser dans un tableau récapitulatif afin de les confronter aux emplois qu'en ont fait les dictionnaires anciens et en tirer, par conséquent, des conclusions concernant l'intégration de ces vocables dans le répertoire lexical de l’arabe ancien.

 

     Etant récemment réédité, le dictionnaire d'Ibn Durayd nous fournira la matière syriaque, parce que cette œuvre lexicographique, élaborée à l'aube du IVe/Xe siècle, constitue une référence aux autres productions lexicographiques composées ultérieurement. GL est incontestablement à l’origine - mieux encore l’initiateur – des monographies sur l’emprunt lexical.

 

Lexèmes enregistrés par GL

Nabatéens

Syriaques

Equivalents en arabe ancien

Structure formelle ou racine

babliya       « corde » ببليا

+

-

ha:bu:l حابول

√bbly =4

Ba:su:r « hémorroïdes » باسور

-

(+)

Ø

√bsr =3

barkh   « abondance »برخ

-

+

baraka بركة

√br(kh) =3

Birzi:q  «chevalier »برزيق

+

-

Fa::risفارس

√brzq =4

burtulla   « ombrelle »برطلّة

+

-

Ø

√brtl =4

darbakh  « soumission » دربخ

-

+

Ø

√drb(kh) =4

Dayyu:th  « cocu »ديّوث

-

+

Ø

√dy(th) =3

farfakh « plante comestible »فرفخ

-

+

rigla, baqala, hamqā’

رجلة، بقلة، حمقاء

√frf(kh) = 4

Fitti:s « museau du sanglier »فطّيس

-

(+)

Ø

√fts = 3

gardaq  « pain grossier »جردق

-

+

Ø

√grdq = 4

gawsaq  «petite forteresse »جوسق

-

(+)

hisn

 حصن

√gwsq  = 4

khandaq « tranchée »خندق

-

(+)

Ø

√(kh)ndq= 4

khawarnaq  « salle à manger royale » خورنق

+

-

Ø

√(kh)wrnq = 5

hurdiyy  « support de toit en cannes » حُرديّ

+

-

Ø

√hrdy = 4

kafr  « bourgade »كفر

-

+

qarya قرية

Ökfr =3

karkh   « atelier »كرخ

+

-

Ø

√kr(kh) =3

macha:ra:t   « revers »مشارات

+

-

diba:r

دبار

√m(ch)rt = 4

mircizza:  « poil fin de chèvre »مرعزّى

+

-

Ø

√mrcz = 4

mustuqa  « gilet »مستقة

-

(+)

gubbaجبّة

√mstq = 4

na:tu:r  « garde champêtre »ناطور

-

+

Ø

√ntr = 3

qamangar  « archer »قمنجر

+

-

qawwa:s

قَوّاس

 

√qmngr = 5

razdaq  « rangée de palmiers dattiers »رزدق

-

+

 satr

سطر

 

√rzdq =4

sakhr  et sa:hu:r  «lune»سخر ، ساهور.

-

+

qamar

قمر

√s(kh)r/√shr) = 3

sifsi:r  « gérant, intermédiaire »سفسير

-

+

Ø

√sfsr = 4

si:r  «poisson salé »صير

-

+

tihna:’ ou sihna:’طحناء و صحناء

√syr = 3

sidilli:    « coupoles »

سِدِلّي

+

-

Ø

√qdl(l/)= 4

chuqba:n ou chuqban « épervier »شقبان و شقبن

+

-

Ø

√(ch)qbn  = 4

ta:mu:r  « rouge »تامور

-

+

  • Ø

√tmr = 3

taygan  « poêle » طيجن

-

(+)

miqla: مقلاة

√tygn = 4

tu:r   « montagne »طور

-

+

gabalجبل

√twr = 3

ubulla « nom d’une cité » ou «grappe de dattes »

أُبُلّة

-

+

Ø

√wbll =4

yalmaq« manteau doublé »يلمق

+

-

Ø

√ylmq =4

yamm    «fleuve, mer » يمّ

-

+

bahrبحر

√ym(m) =3

 

 

       Les unités lexicales syriaques et nabatéennes enregistrées par les dictionnaires anciens ont été couramment actualisés par locuteurs arabes qui avaient, à diverses époques, établi des rapports mercantiles et culturels avec les Araméens du nord. Mais cela n'est pas la seule explication de cet «emprunt lexical» ou plutôt cette édaptation lexicale : de nombreux termes intégrés dans le système linguistique arabe, sont issus d’un fonds sémitique commun. Ce n'est donc ni l'arabe, ni l’hébreu, ni non plus le syriaque ou tout autre idiome sémitique qui pourrait prétendre que ces vocables appartiennent en toute propriété à son répertoire lexical primitif. Mais l’arabe reste le principal dépositaire de ce patrimoine dit sémitique. Il ne faudrait donc pas confondre emprunt et héritage. Le mot nabi: نبي «Prophète », par exemple, ayant reçu la mention de «terme syriaque» chez la plupart des grammairiens anciens, serait issu, à bien des égards, de l'akkadien *nab qui signifie «demander, implorer, prier » (voir Baqir, Min tura:thina: al-lugawi: l-qadi:m, 147 من تراثنا اللغوي القديم.). Ainsi nabī est un héritage et ne pourrait être saisi comme un simple emprunt. Et le parallélisme entre les langues sémitiques est très remarquable. 

 

      L’arabe ancien et le syriaque sont, pour une large part, des idiomes voisins, issus génétiquement d'un protosémitique non encore suffisamment attesté, mais fondamentalement reconnu dans l’arabe. Ce qui est sûr, c'est qu'ils se réfèrent à un système linguistique quasi identique. Qualifier donc un intrus syriaque comme un emprunt (dakhi:l دخيل) au même titre que le persan, le grec ou le latin, serait dénué d'objectivité. Les grammairiens et les lexicographes anciens, pratiquant avec rigueur la morphologie systémique de la langue ancienne, n'arrivaient que partiellement à distinguer l’écart devant exister entre un mot arabe authentique et un terme issu d'un fonds sémitique. Ils appliquaient essentiellement un certain formalisme pour la reconnaissance du mot étranger ou rare. Ils faisaient remarquer sa forme étrangère et aussi sa structure syllabique inhabituelle ; donc non conforme à l’usage normatif. Cela est dû, semble-t-il, à leur méconnaissance quasi totale des langues anciennes. Un autre exemple : a:dha:n أذان «appel vocal à la prière », retenu comme étant un terme importé, serait venu de l’akkadien *adanu dont le sens est «rendez-vous ; moment de la journée ; jour » (voir Bqir, 41 et Al-Khafagi, Chifa:’ al-Ghali:l, 43شفاء الغليل ). 

 

    Cette confusion -ou plutôt contradiction- relevée dans les productions lexicographiques arabes anciennes nécessite une analyse beaucoup plus approfondie. Le tableau que nous avons présenté pourrait, bien que de somméire, pourrait grosso modo répondre à notre attente. Il nous permet, eu égard, de faire les constatations suivantes :

  •  Le flottement quasi constant dans l’attestation du mot recueilli,
  • la prééminence de la composante du mot d’emprunt,
  • la constance de la morphologie du mot étranger :

       Primo : le schème [fa:cu:l] syriaque,

       Secundo : le mot attesté est souvent quadrilitère ou quinquilitère.

 

     Les mots importés sont essentiellement des substantifs relevant souvent de domaines inexistants dans le vécu du bédouin. La dérivation n'intervient qu’accidentellement. Quoique possédant à un haut degré la langue arabe, le lexicographe hésite constamment dans l’attestation du mot d’emprunt. Pour le vocabulaire syriaque et/ou araméen, Ibn Durayd attribue souvent, et arbitrairement, au mot collecté une origine qu'il modifie quelques pages plus loin : un lexème intégré dans le vocabulaire syriaque ou nabatéen est directement rattaché à son étymon persan. On pourrait se demander pourquoi l’auteur de ce dictionnaire l’a cité dans cette section consacrée, selon son titre, à l’emprunt syriaque. Mais cette interrogation finit par avoir une réponse plausible lorsqu'on relit attentivement ce corpus d’apport étranger dans la production lexicographique ancienne. Le mot ainsi attesté est passé en arabe ancien par le biais du syriaque ou du nabatéen bien qu’il soit d'origine persan : le syriaque paraît, dans ce cas, le véhicule d'un certain type de jargon persan. Ce phénomène pourrait être figuré ainsi :


Pehlevi → Syriaque → Arabe ancien

Syriaque → Pehevi → Arabe ancien 

Le chassé-croisé du mot importé.

 

       Le lexicographe, s’appuyant essentiellement sur les témoignages oraux des fameux transmetteurs (ruwwa:t رُوّاة) détenteurs, d’après lui, de la «compétence discursive » ou السّليقة, se contente souvent de reproduire in extenso leur témoignage sans aucun commentaire. Outre cela, ses transmetteurs lui communiquent également l’origine du mot importé ou considéré comme tel. Ces mots étrangers auraient été longuement discutés dans les cercles des grammairiens et érudits arabes. Le lexicographe, se constituant donc une idée plus nette sur l’origine des mots d’emprunt, finit par émettre son propre jugement sur les lexèmes retenus dans la nomenclature de son dictionnaire.

 

    Or, ces postulats aporétiques caractérisant généralement les mots d'emprunt, proviendraient  aussi de l’incapacité du collecteur à reconnaître que l’unité lexicale enregistrée, avec à peu près la même structure phonétique et avec souvent le même sens – issue soit du persan, du syriaque, ou de l'hébreu - constitue au sein de cette «constellation» lexicale ce qu'on appelle des «universaux linguistiques», i. e. des mots n'ayant pas de différence au niveau de la forme, à quelques exceptions près: e. g. yamm يمّ ( 7,136) actualisé 8 fois par le Coran  et enregistré par tous les dictionnaires anciens est issu de yamā syriaque, et pourquoi pas de yam hébreux ou encore de *yamu: akkadien ? Ou encore de l’arabe considéré comme étant la langue des origines? 

 

        Un problème similaire se pose également pour le mot coranique ta:ha طـه (20, 1) que des exégètes avaient considéré comme un mot abyssin (habachi) et que l’auteur d’Al-Muzhir cite d'abord comme abyssin, ensuite comme syriaque et enfin comme nabatéen, repre­nant, semble-t-il, cette sempiternelle hésitation qui caractérise le jugement, souvent polémique, des grammairiens, compilateurs et lexicographes anciens, surtout en ce qui concerne les fameux universaux linguistiques (voir Al-Suyuti, Al-Mutawakkili:,  المتوكلي48, 105 et 134). Le mot ta:ha signifie, selon eux, «O toi ! » en abyssin. Il a également la même signification en syriaque et en nabatéen. En pehlevi, on employait *tah pour désigner un «individu », l’araméen utilisait *turoy. Mais le prétendu Coran écrit en syriaque, parce que le parler de la Mecque n’était qu’un dialecte, avance par le philologue allemand Christoph Luxenberg dans son livre Die Syro-Aramäische Lesart des Koran : Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache (Lecture syro-araméenne du Coran : une contribution pour décoder la langue du Coran) n’est en effet qu’une hypothèse sans fondements plausibles.

 

     Al-Azhari estime que ce vocable bisyllabique (taha) est l’une des formules énigmatiques mises en in put pour plusieurs sourates. C'est pourquoi des «lecteurs» avaient sciemment décomposé, pendant la diction, ce terme en deux syllabe : [ta:] + [ha] lui donnant ainsi la valeur d’un mot dont la structure est conforme à la norme phonologique habituelle.

 

      Ce flottement marque aussi le contenu «étranger» de l’œuvre lexicographique ancienne. Ni l’auteur du K. Al-cAyn, ni celui de GL, ni non plus les autres éminents lexicographes, tels Al-Chaybani الشّيباني, Al-Azhari, Abu cUbayd Al-Qasim b. Sallam, Ibn Faris, et bien d'autres encore, n’avaient pu trancher de façon catégorique  et explicite sur l'attestation de l'origine des mots d'emprunt, introduits en arabe et actualisés par les sources les plus authentiques comme la poésie archaïque et ensuite le Coran. Ils avaient seulement, avec cependant un certain flottement, souligné le caractère étranger du lexème collecté. Ibn Durayd, disposant de plus d'informations sur l'emprunt lexical, consacre la fin de son dictionnaire soit aux raria de la langue ancienne, soit aux apports étrangers. Cette approche dans le traitement de l’emprunt semble être le déclencheur de l’élaboration de dictionnaires spécifiques dont la nomenclature ne contient que des mots importés. On pourrait citer, parmi tant d'autres, Al-Mucarrab d’Al-Gawaliqi الجواليقي. Ce dictionnaire puise grosso modo sa matière lexicale dans celui d’Ibn Durayd.

 

      Le corpus que nous avons présenté plus haut montre également cette incapacité  qu'avait le lexicographe pour rattacher le mot étranger attesté à son véritable étymon: estimé comme issu du syriaque, un lexème, retenu dans la nomenclature d'un dictionnaire, relève incontestablement du pehlevi ou vice versa.

 

      Cette ambivalence provient sans doute d’un certain nombre de facteurs. On pourrait schématiquement citer :

 

  • Le rapport interactionnel des langues parlées au Moyen-Orient,
  • la diversité de l'acte de transmission,
  • la conviction linguistique, plutôt la formation, du lexicographe, ayant pour objectif principal la collecte de mots spécifiquement territoriaux.

 

      Le Moyen-Orient ou l’Orient arabe paraît à cette époque le lieu où les langues de civilisation, comme le grec, le persan et le syriaque d'un côté, et l'arabe naissant de l'autre, entretenaient diverses relations entre elles. Cette situation linguistique interactive créa automatiquement une interdépendance entre ces idiomes, surtout lorsqu'on pense que les communautés parlant ces langues établissaient des relations permanentes entre elles, des relations belliqueuses ou pacifiques, commerciales ou encore culturelles et idéologiques. C'est ainsi que le syriaque, par exemple, recueillait dans son répertoire lexical de nombreux termes grecs et persans ou inversement c’était le syriaque qui aurait légué ce trésor civilisationnel au grec en particulier, que le pehlevi se rénovait en recourant à l'emprunt sémitique, et que l'arabe enfin, dans le dessein de vivifier son répertoire lexical, empruntait des vocables à l'une ou l'autre langue, bien que les grammairiens et les lexicographes eussent souvent montré une réticence assez excentrique et non justifiée.

 

     Notons par ailleurs que le passage d'un mot d'emprunt à l'arabe se faisait selon les fameuses méthodes de l’acte de «transmission » (riwa:ya رِواية) pratiquées largement par les sciences dites religieuses. Le lexicographe, établissant en priorité le corpus «bédouin», cherchait, par la suite, à déterminer l'apport dialectal et l'emprunt étranger en se confiant, en vertu du principe de la sali:qa  السّليقة, à ses transmetteurs les plus probes et les plus compétents dans le domaine de la langue. Ces derniers pourraient aussi lui révéler l’origine de tel ou tel mot attesté. Mais ils citaient souvent des origines fort divergentes à un même et seul mot.

 

    Ce n’est donc pas à cause de l’ignorance des transmetteurs des langues étrangères que le terme attesté reçoit différentes attributions, mais c’est que l’un l’avait recueilli dans le domaine syriaque, par exemple, alors que l’autre l’avait rattaché au pehlevi. Le lexicographe, qui se fixe pour objectifs primordiaux la collecte préventive du lexique arabe, ne se fie totalement ni à l'un, ni à l'autre transmetteur : il enregistre le lexème étranger sans pour autant admettre, d’une façon définitive, l’une ou l’autre attestation ; il reste neutre. L’expression «on prétend que… ; certains pensent que… ; on disait que… ; on avance que… », etc., est largement pratiquée pour l’attestation de ces mots charriés dans le répertoire lexical de l’arabe. 

 

      Mais cela ne doit pas prêter à équivoque. Le mot ainsi retenu est souvent commenté par le lexicographe. Celui-ci cite en effet sen étymon bien que dans la plupart des cas déformé. Ibn Durayd, par exemple, abstraction faite des sections consacrées aux raria et à l’emprunt lexical, mentionne presque systématiquement l’étymon du lexème emprunté au syriaque, au persan voire au grec. Pour gawsaq جوسق«[petite] forteresse», terme reconnu comme arabisé (mucarrab), donc emprunté, l’auteur de GL, 2,1174, précise que «[…] Abu Hatim [Al-Sigistani] disait qu’il est le diminutif de qasr قصر. Il est issu de *kusak ». Ibn Durayd reprend ce même mot dans la section consacrée à l’apport syriaque et lui reconnaît paradoxalement une origine persane (voir GL, 3, 1325). Al-Khalil avait d’ailleurs enregistré dans son KA, 5, 243, comme étant un mot importé (dakhi:l دخيل) sans pour autant le rattacher à son origine étrangère. Al-Azharī le considère également comme un mot d’emprunt et qu’il est l’équivalent du mot arabe authentique hisn حِصْن. Il le rattache, lui aussi, à l'étymon *kusak  persan (voir TL, 8,306).

 

     Cette unité lexicale, comme nous l'avons dit plus haut, se retrouve aussi bien en langue persane sous la forme *kusk, en syriaque *kusqa:, qu'en turc *kusk.  C'est par le biais du turc qu'elle est passée dans les langues européennes (voir Al-Gawaliqi, Al-Mucarrab, 236-237). On la rattache en fait au turc *kieuchk ou *kiösk  signifiant «pavillon du jardin ». Ce mot fut intro­duit en français en 16O8, mis à la mode par le roi Stanislas. Il reprend de l'extension dès le XIXe siècle pour recevoir enfin le sens d'un «édicule où l’on vend des journaux, des fleurs, etc.». Pour le terme correspondant arabe, la tradi­tion rapporte que ce fut Al-Nucman b. Kacb qui le premier l’eût employé dans un poème adressé au calife cUmar b. Al-khattab (Ibn Barri, Fi: al-Tacri:b wa l-Mucarrab, 62في التعريب والمعرّب . On a donc la chaîne évolutive suivante : gawsaq < *gartah < *girtak.

 

      Ibn Durayd, GL, 2, ­1136, cite également le lexème gardaq جردق «pain sec et grossier» et le rattache à l’étymon persan *girdah, bien qu'il l'intègre dans la section des mots syriaques. Cet étymon est repris par Addī Shīrr dans son Al-Alfa:z l-farisiyya l-mucarraba, 39 الألفاظ الفارسية المعربة. Le mot est en effet issu de *girtak pehlevi. On a alors gardaq < *gartah < *girtah.

 

     Pour donner d’amples informations sur ce mot d’entrée, Ibn Durayd, dans Al-Ichtiqaq, 429, affirme qu'il n'existe en arabe ancien que 7 ou 8 termes ayant /g/ج et /q/ق dans leur structure phonologique. Pour l’auteur de GL, 3,1325, le vocable qamangar  قمنجر «archer» (contenant les deux phonèmes incompatibles /q/ق et /g/ج)  provient de *gamangar nabatéen. Ce mot est composé, d'après Al-Gawaliqi, de *gama:n- « arc » et de *-gar « fabricant », d’où le sens de « fabricant d’arcs » (voir Al-Mucarrab, 491).

 

     Un autre terme razdaq رزدق «rangée de palmiers dattiers» a peur étymon *rastah pehlevi (GL, 3,1325). Al-Gawaliqi le rattache, quant à lui, au pehlevi *rastag (Al-Mucarrab, 324). Pour Al-Azhari, in TL, 9,394, ce mot présente deux manifestations phonologiques : razdaq et rastaq, prétendant que la deuxième forme est une évolution conditionnée de la seconde : le groupe /-zd-/ s’affaiblit en /-st-/. Ce qui semble une erreur si l’on considère *rastaq comme l’étymon de ce terme. Ainsi, Ibn Al-sikkit rejette la réalisation rastaq ou rustaq et ne garde  que razdaq largement utilisé par les sources anciennes les plus fiables (voir Ibn Barri, op. cit., 91).

 

     Il en est de même pour le terme mircizza: مِرْعِزّة «poil fin de chèvres» issu, d'après Ibn Durayd de *miri:za: nabatéen. Cette explication est reprise par Al-Azhari et Al-Gawaliqi. Ce mot provient en fait de *cimrciza: syriaque qui se compose de deux unités signifiantes : *cimra:- «laine» et *-ciza: «chèvre». Notons à ce propos que maciz «chèvre serait résulté de l’association de deux éléments signifiants mac «cri de cet animal » et *-ciza: syriaque et la chute de la voyelle finale –ā long. Le mot d’emprunt khawarnaq خَوَرْنق «salle à manger royale» est rattaché par l’auteur de GL, 3, 1325, au nabatéen *khurangah, issu, d’après lui, de *khurdan «festin » et *-ga:h « nom d’un lieu». Al-Gawaliqi, op. cit., 273-274, le rattache aussi à khurang :h avec le sens de «source» et essaie de remonter jusqu’à l’époque où il fut attesté pour la première fois; il écrit : « [Khuranga:h] était un édifice bâti par Al-Nucman [b. Al-Munzir النعمان بن المنذر) à l’attention des fils de Chosroês, parce que l'un d'eux était atteint d'une maladie endémique. On lui avait alors prescrit un repos à mi-chemin entre le désert et la cité. Le monument lui fit donc édifié […] ». L'auteur d’Al-Mu arrab cite par ailleurs un vers d’Al-Accha الأعشى où khawarnaq reçoit le sens de « fleuve ». Ibn Barri, op. cit., 78-79, reprenant littéralement Al-Gawaliqi, rejette ce vers et accuse le poète d’avoir péché contre l'usage correct de ce mot d’emprunt.

 

     D'autres mots présentés dans le tableau cité supra montrent aussi le souci constant d'Ibn Durayd, GL, 2,1122, de citer l'étymon des lexèmes étrangers, eu égard d'indiquer une datation explicite. L’unité lexicale Burtulla - qui est issu d’après lui du nabatéen - se compose de *bar- « fils » et de -tulla « ombre » : l’occlusive dentale /t ط/ proviendrait de la spirante interdentale /Z ظ /. On a donc : tulla > zulla > zill  « ombre ». Le Nabatéen prononçait na:tu:r ناطور alors que l’arabe employait na:zu:r ناظور. Le passage de /t ط/ à /z ظ/ se fait également remarquer dans les mots sui­vants : tabya: se transformait en zaby « antilope », tahr:a en zahr ou  zuhr « midi », tafra: en zafr  ou zufr « ongle », etc.

 

     Pour le lexème ubulla, rangé parmi les termes nabatéens, l'auteur de GL, 3,1325, précise en effet l’origine de ce mot : « Ubulla fut introduit au nabatéen par le nom d'une femme appelée Hb. Lorsque celle-ci mourut, des Nabatéens vinrent un jour la chercher. On leur répondit [en cet idiome] : Hu:b layka هوب ليكا, c'est-à-dire que [cette femme] n'est plus [décédée]. [lit. Hu:b laysa]. En l’employant [dans leur langage), les Persans s’étaient trompés et disaient : ‘Hu:b lat’. Les Arabes l'avaient arabisé en ubulla ».     

 

      Al-Gawaliqi propose, quant à lui, une autre version de ce mot nabatéen, plus proche cependant de celle d'Ibn Durayd. L'auteur d’Al-Mucarrab, citant Abu Hatim Al-Sigistani et Al-Asmaci avancent qu'ubulla  est un lieu connu bien avant l'Islam. Des ouvriers laissaient momentanément leurs montures chez Hu:ba. Lorsqu'ils revinrent les récupérer, on leur dit : Hu:ba latta:, c'est-à-dire qu’elle est « partie, disparue » (voir Ibn Barri, op. cit.,30).  Ubulla signifie aussi, par extension de sens, ou plutôt par métonymie « grappe de dattes », signification retenue par le grammairien Ibn Ginni, comme le laisse entendre Ibn Barri. Ubulla était également le nom d'un port au nord du Golfe Persique, aux environs de la ville de Basra. Le mot se retrouve en effet en akkadien sous la forme *abullu signifiant la « porte de la cité », passé, - ou venant du grec - Apollox (voir Al-Mucarrab, 110). Ubulla avec cette valeur fut employé dans un vers attribué à Amr b. Al-Ahmar عمرو بن الأحمر, poète antéislamique (voir Ibn Barri, op. cit., 30).

 

    Avant de clore cet exposé consacrée à l’apport syriaque dans les dictionnaires anciens, nous aimerions présenter et discuter la structure morphonologique de certains mots construits sur le schème [fa:cu:l] syriaque et enregistrés comme étant des termes arabes authentiques par Ibn Durayd dans le chapitre des quinquilitères affectés d’ « augments » ou huru:f al-zawa:’id حروف الزّوائد(voir GL, 2,1205). Signalons que les schèmes sont des entités pourvues de significations syntaxiques et sémantiques inhérentes à leur forme (Cantineau, « Racines et schèmes », 123). L'auteur de GL regroupe dans cette section 62 lexèmes pouvant se superposer sur le schème [fa:cu:l]. Il les définit pertinemment, mais il ne signale pas le caractère étranger que pour certains d'entre eux, au total 10 dont 4 sont des noms propres. Analysons ces signes à la lumière des  données de la philologie ancienne et des conclusions de l'étude comparée des langues. Le mot ga:mu:s « buffle », considéré comme un emprunt persan par Al-Azhari parce qu'issu, d’après lui, de *gawmis, provient en effet du pehlevi *gavmes. Le terme ta:wu:s « paon » vient, d'après Ibn Durayd, d'une racine obsolète Ötws signifiant « se parer de vêtements ou de bijoux [en parlant des femmes] », s’appuyant, pour cet emploi, sur Al-Asmaci. L’auteur de GL, 2,838 et 2,1072 achève cependant son article par la mention « ce mot est un emprunt ». C’est, semble-t-il, un paradoxe du moment qu'un même mot ne pourrait pas à la fois soumis au pattern dérivatif conventionnel et être un emprunt. Ce terme serait issu du grec, puis passé au syriaque et enfin arabisé selon la forme [fa:cu:l].  Pour le mot sa:bu:n « savon », Al-Zubaydi estime qu’il a la même forme et la même signification en pehlevi et en turc (voir Al-Mucarrab, 427). Mais le vocable est, à proprement parler, issu du latin sapo-, -onis  « désignant, selon Pline, un mélange de suif et de cendre avec lequel les Gaulois se rougissaient les cheveux » (Larousse étymologique, 673). Il est, d’autre part, issu du germanique *saipon-.

 

        En ce qui concerne les noms propres construits sur le même schème, Ibn Durayd cite deux noms coraniques : les noms propres Ta:lu:t et Ga:lu:t, venant sans doute de l'hébreu (David et Goliath). Il cite aussi des noms de monarques sassanides : Qa:bu:s et Sa:bu:r. Le premier nom est l'arabisation de *Gawus pehlevi. Cela a permis la formation de la racine Öqbs dont le sens primitif est « attiser le feu », d’où le nom donné à une montagne aux confins de la Mecque, appelée justement Abu Qubays à cause, semble-t-il, de son aridité (voir ibn durayd, Al-Ichtiqaq, 220 الاشتقاق). Qa:bu:s est souvent préfixé  dans la langue d’origine par le morphème *gay- signifiant « empereur », on a donc *Gayga:wu:s (al-Mucarrab, 498). Sa:bu:r est aussi le nom des rois sassanides ; le mot vient directement du mot shpu:r désignant le « fils de roi ». Il est également le nom d’une cité persane réputée par la fabrication de tissus et des cottes de maille de haute qualité (GL, 1,275).

 

    Le schème [fa:cu:l] a été récemment considéré comme une forme fondamentalement syriaque. Ibn Durayd, bien qu’il ait accordé un intérêt particulier à cette structure morphologique, a fini par l’intégrer parmi les schèmes « rares » ; donc relevant des raria qui traduisent des sortes d’ « anomalies lexicales » utilisées par l’arabe ancien. Il confirme en effet qu’elles n’admettent que des structures quinquilitères et résistent généralement au moule dérivatif, largement utilisé dans le système linguistique arabe. Lorsqu’on a approfondi l’étude de [fa:Cu:l] et les mots se superposant sur ce schème, on a conclu que cette forme est d’une grande fréquence dans le système linguistique syriaque. Les grammairiens anciens, particulièrement Sibawayhi, remarquant l’irrégularité de ce schème, évitaient intentionnellement d’enregistrer pas [fa:u:l]. Malgré cette réticence, le lexique arabe contient de nombreux termes construits sur cette forme estimée comme un écart linguistique à la norme classique (Al-Samarra’i, Al-Suryaniyya wa l-carabiyya, 111 السريانية والعربية). Ce qui a, de toute évidence,  un caractère paradoxal, c’est que les vocables retenus par l’arabe ne peuvent toujours avoir un équivalent explicite en syriaque. Ce qui laisse planer le doute  sur l’appartenance de cette forme à l'un ou l'autre idiome sémitique. Ce qui est sûr cependant, c’est que la schème substantif traduit essentiellement des noms d’«ustensiles à usage domestique », d’« outils artisanaux », ou exprime des « attributs » (sifa:t) ou encore des « qualifiants » (nucut) ou «quantifiants » : «[…] le schème [fa:u:l], bien qu’il fût [occasionnellement] employé par les Arabes, est un schème syriaque introduit en arabe en complément des schèmes exprimant des ‘instruments’ (alt) ou ont une fonction rhétorique » (Ibid., 112).

 

      Dans L’arabe classique, 67-68,  Henri Fleisch note également qu’ « […] on ne trouve que quelques mots de cette Forme authentiquement arabes […] Après la diffusion de la langue hors du désert, la Forme a connu un certain développement; l’histoire mériterait d’en être faite. On y remarquerait, entre autres, l’influence du syriaque, qui a dû donner des mots de cette Forme à la langue du désert. Le syriaque a largement développé qa:tulll dont il a fait un nom d’agent (il a même utilisé qa:til».

 

     L’arabe ancien, ouvert par nécessité expressive aux autres langues, recourut tout naturellement à l'intégration conditionnée de mots étrangers dans son lexique. Mais il les recueillait selon des critères formels originels, si bien que ces mots importés perdaient progressivement leur « identité » ou forme originelle.  Les grammairiens anciens, sans se soucier du caractère étranger du mot collecté, les soumettent par conséquent à la « machine dérivative » largement pratiquée par les premiers philologues. On peut citer, à titre d’exemple, les mots suivants : qa:bu:s < √qbs « attiser le feu », ta:wu:s < Ötws « se parer (comme un paon) », fa:ru:q < √frq « séparer, distinguer », ka:nu:n < √knn «mettre du feu », qa:ru:r <√qrr « se maintenir (en position normale)», na:cu:r < Öncr « saigner », etc. (GL, 2,205-1207). Il faut par ailleurs souligner  que les mots qui se superposent sur ce schème désignent habituellement  des noms de cités ou de villages, de cours d’eau, etc. On a en effet Sa:hu:q ساحوق et Sa:gu:n ساجون  qui sont des noms de lieu, Kha:bu:r  « fleuve de Syrie», etc.

 

      Remarquant l'importance de tels vocables actualisés par l’arabe ancien, Al-Samarra’i regroupe dans un glossaire 218 vedettes construites sur cette forme. Ce lexique contient aussi des termes dialectaux et des noms de cités araméennes (voir Al-Samarra’i, op. cit., 111-112). L’auteur de ce livre essaie à maintes reprises de rattacher ses lexèmes à des étymons syriaques, parce que, selon lui, ce schème est de toute évidence syriaque. L’auteur se réfère constamment aux sources anciennes pour  l’attestation des unités lexicales étudiées et finit son article, fort instructif, par la citation de l’étymon syriaque. Mais il ne réussit pas toujours à proposer une explication fiable, puisque les termes retenus contiennent également des mots issus, par une sorte de déformation structurale, de l'arabe ancien, ou peut-être du sémitique commun.

 

     Les lexicographes anciens, auxquels se réfère Al-Samarra’i pour l'élaboration de son glossaire, avaient incontestablement, avec le peu de moyens dont ils disposaient en la matière de la comparaison des langues, fourni des efforts louables dans l'attestation des mots d’emprunt bien qu'ils n’eussent pas souvent déterminé avec précision leurs véritables origines. Ils avaient en effet essayé, de reconnaître l’identité d'un certain nombre de termes, de remonter à l’époque de leur datation et d’élaborer des articles souvent précieux pour des études plus approfondies. Ce qui est incontestablement un travail difficile et d’avant-garde : indiquer l’étymon d’un lexème, citer le ou les acception (s) qu'il avait dans sa langue d’origine et celle(s) qu'il acquiert dans la langue emprunteuse, se référer constamment à des autorités dans le domaine linguistique, rappeler, en supplément, sa signification  dans une autre langue, etc. est une tâche d'une grande complexité. Cela traduit, à bien des égards, le niveau d’investigation linguistique qui animait les premiers grammairiens : entre leur travail et la grammaire historique, il n’y avait qu’un pas.

 

       On peut avancer, en définitive, que le syriaque, quoique ayant peu d’importance comparé au persan, servait d’intermédiaire entre l'arabe sorti du désert, grâce à l’Islam, et les autres langues, généralement plus évoluées. Pour que son système linguistique fût consolidé, l’arabe ancien eut entretenu d’étroits rapports avec ces idiomes, finit, à travers des siècles, par les assimiler sans pour autant les anéantir. D’autres langues sémitiques, comme l’hébreu et l'abyssin, avaient fourni par ailleurs aide et assistance à l’arabe naissant afin que cette langue, restée plus longtemps à l’écart des grandes civilisations, pût, avec l’apparition de l’islam et la construction d’un nouveau mode de pensée, embrasser une réalité de plus en plus complexe, mais somme toute enrichissante.


[1] Issu à plus forte raison de l’araméen, le nabatéen ne peut échapper à l’influence des dialectes arabes du sud. Son alphabet dérive également de l’araméen. L’arabe emprunte à son tour son alphabet au nabatéen. Pour plus d’information, cliquer ici…

 
 


10/12/2010
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