LEXICARABIA

LEXICARABIA

Diversité des langues et familles linguistiques

Abdelghafour Bakkali

 

Il y a des causalités qui sont propres à la synchronie, des forces agissantes qui ne se reflètent pas immédiatement dans la diachronie, mais dont la vitalité, n’est pas pour cela moins évidente. Le synchronique n’est rien que la langue en fonctionnement, le jeu des oppositions entre signes. Le synchronique est une activité, une ὲνεργεια. (...) La δυναμισ est le principe le plus élémentaire du langage.
Louis Hjelmslev, Principes de grammaire générale, Danske Videnskabernes Selskab, Copenhague, 1928, p. 56.

 

       Si l'on accorde une attention particulière à la notion de «familles linguistiques» largement répandue, on s'aperçoit que les langues sémitiques, comme d’ailleurs les langues indo-européennes, sont issues d’une hypothétique langue primitive qui aurait été parlée par une seule et même communauté linguistique, à une époque et dans une aire déterminées.

   L’explication biblique, qualifiée de «folklorique» par l’anthropologue écossais Sire James George Frazer (1854-1941), entretient l’idée que Dieu aurait châtié les habitants de Babel en semant la «discorde communicative» ou confusio linguarum entre les Babyloniens[1], et la ville maudite désigne désormais un «lieu rempli d’orgueil». Le terme même de Babel serait venu, d’après lui, de l’ancien babylonien : il est composé de bab- «porte» et *Ilu «dieu», d’où «Porte de dieu». Il précise aussi que Babel, dominé par une tour et est le « siège de la civilisation sémitique » (Israël Welfinson, 1929, Tarikh al-lhghat al-samiyya, تاريخ اللغات السامية, p. 2,  Caire : MatbaCat al-iCtimad, 294p). De même, il fut considérée comme une cité sainte. Elle avait accueilli, comme toute ville cosmopolite, des tribus venues souvent de l’ouest et sud, par vagues successives (voir Hasan Dhadha,1990, Al-lisan wa al-insan, اللّسان والإنسان p. 48, Damas : Dar al-qalam.- 223p)  

 

       Les grammairiens arabes adoptent, quant à eux, des explications plus rationnelles de la diversité des langues. Ibn Ginni  ابن جِنّي, pour ne citer que cet éminent grammairien du IVe/Xe siècle, adepte de la fameuse thèse faisant du langage une pure «convention» entre les sujets parlants, démontre que le langage est constitué de sons, au sens d’unités complexes acoustico-vocales : «Le langage, écrit-il dans ses Al-Khasa’is, الخصائص 1,33, est une suite de sons (asswāt) permettant à toute communauté d’exprimer ses intentions.» (Voir aussi Al-Muzhir, 1,7).
     D'autres grammairiens explicitent davantage cette «théorie naturaliste» en affirmant qu'il s'agit tout simplement d’imitation de «sons audibles» générés par  «[…] le rugissement du vent, le fracas du tonnerre, le bruissement de l'eau, le braiment de l’âne, le croassement du corbeau, le hennissement du cheval, etc.» (Voir Al-Muzhir, 1,14-16). Cette explication naturaliste sera reprise par des linguistes modernes. Déjà en 1950, Géza Revesz de l'Université d’Amsterdam, étudiant la préhistoire du langage dans son Origine et préhistoire du langage (en collaboration avec le linguiste germano-franco-anglais Lilias Homburger (1880-1969), et dont le titre original de l’ouvrage est Ursprung und Vorgeschichte der Sprache (Origine et préhistoire de la langue), affirme, comme d’ailleurs Ibn Ginni, que ce phénomène social est ainsi une «convention» entre les hommes, décrivant ainsi les caractères fondamentaux de la langue. Il aboutit à ce qu’il appelle la théorie du «contact» qui repose sur l’évolution du geste et du cri chez les humains en besoin de contact avec les congénères. Ce contact crée la communication et le locuteur recherche, selon Revesz, la Verständigung. l’inter-compréhensibilité. Et ainsi, il passe du cri, à l’appel et finalement au mot. 

 

        Le débat devient de plus en plus problématique au moment surtout où l'étude linguistique s'oriente vers la détermination de ce qu'on appelle communément la «langue ­mère». Ibn Hazm ابن حزم de Cordoue soutient, dans son Al-Ihkam, الإحكام في أصول الأحكام 1,31 (qui est un livre sur l’éthique et les biographies), que toutes les langues sémitiques sont issues d'un même et seul idiome. Il soutient que l'arabe, l'hébreu et le syriaque remontent à une langue commune. Ces parlers ne se différencient cepenadant que par le changement que puissent subir ces idiomes à travers le temps et l'espace où ils était contraints d’évoluer.
Le philosophe et homme de lettres Abu Hayyān Al-Tawhidī أبو حيان التوحيدي reconnaît, de son côté, le lien génétique existant entre l'arabe ancien et le guèze ou éthiopien classique qui devient la langue liturgique de l’église éthiopienne (Voir à ce propos R. cAbd-Al-Tawwāb, 1987, Al-Tatawwur al-lughawī, التطوُّر اللغوي, p.44-45, Caire : Maktabat al-Khangi, 231 p.) Bien avant ces grammairiens, l'auteur du KA, 1,205, note que les Cananéens, descendant de Kancan b. Sam b. Nuh, parlaient une langue qui ressemblait fort bien à l’arabe ancien. Abū cUbayd al Qasim b. Sallam, l'auteur du Al-Gharib al-Musannaf  الغريب المُصنَّف, ébauche une sorte d'analyse comparée du syriaque et de l'arabe (voir Abu Hatim Al-Razi, Kitab Al-Zina, كتاب الزينة في الكلمات الإسلامية, 1,77).  

 

          Si des grammairiens et lexicographes ont pu constater la ressemblance qui existent entre l'arabe ancien et des langues sémitiques qu'ils avaient, sans doute connues voire pratiquées ; d'autres, au contraire, ont refusé d'admettre qu'il eût existé une «langue-mère», c'est-à-dire un protosémitique auquel se rattachent génétiquement les langues en présence au Moyen-Orient. Hasan Dhadha حسن ظاظا, ibid., p. 21, ayant notamment étudié l'origine du langage, note que la recherche, plutôt l'attestation d'une «langue-mère», relève du domaine de l'impossible, parce que le chercheur finit par découvrir, à la suite d'une étude comparée des langues, non pas une «langue-mère» à son état primitif, mais une langue fixée, ayant atteint un degré de perfection qui éclipse, en quelque sorte, l'état originel de cette langue. On a plutôt suggéré dans des traités arabes une langue embryonnaire, ayant été soufflé à Adam par Dieu lui-même. Ce serait l'arabe déformé par la suite en syriaque, puis la langue de Modar resurgit avec la Prophète Ismacil, ancêtre supposé des Arabes (Al-Muzhir, 1,30-31). Elle sera transmise ultérieurement à Banū Qahtān qui auraient parlé cet idiome jusqu'à ce que la poésie anté­islamique puis le Coran l'eussent pris en leur compte. 

 

      Cette langue fort hypothétique, entretenue par des sources essentiellement de facture religieuse, ne pourrait, d'après A. Wāfī, Fiqh al-Lugha, فقه اللغة 1972, p.9-10, Caire : Dar nahdat Misr li-tibaca wa al-nachr, 294p.), être la langue-mère de toutes les idoles sémitiques connus bien que ceux-ci aient presque toutes un système linguistique assez identique. Une langue commune suppose en effet qu'une seule communauté eût parlé ce parler enfoui dans les labyrinthes de l'histoire ; alors qu'il pourrait probablement être transmis, en tout ou en partie, à une communauté linguistiquement différente de celle qui lui aurait imposé sa langue, comme cela se produisit pour la langue latine ou la langue slave.

 

        Pourrait-on alors admettre objectivement que les locuteurs des langues sémitiques seraient issus d'une même lignée, comme le soutient la tradition religieuse? Rien n'est démontré jusqu'à présent. Admettons cependant la théorie des «familles linguistiques», sans pour autant verser dans des commentaires oiseux et souvent sans issue.
   Ceci dit, rien ne nous empêche d'esquisser un tableau susceptible de déterminer le mobile qui a poussé les linguistes anciens et modernes à défendre la thèse reconnaissant l'existence d'une langue-mère. S’agit-il là d'une conviction linguistique fondée, ou seulement un faux-fuyant au véritable problème posé par la parenté logique des langues descendant éventuellement d'une source commune? L’identification d'une langue-mère nous conduit par ailleurs à poser inévitablement la question concernant la date de son apparition et de sa fixation. Car, comme le fait remarquer le grammairien arabe ancien al-Akhfach الأخفش, la langue, institution divine ou conventionnelle, s'est constituée progressivement et dans une dimension temporelle d’une importance remarquéble.  (voir Al-Muzhir, 1,55).

 

       Tout ce que nous pourrions dire à l'état actuel de la recherche est que la division en «familles linguistiques» est essentiellement théorique et méthodologique voire biblique. Les chercheurs admettent ces groupes linguistiques, parce que certaines langues reposent sur un système linguistique quasi identique, et offrent plus ou moins les mêmes fondements systémiques. Mais cette interprétation, quelque intéressante qu'elle soit, ne fournit pas une explication convaincante et concluante du problème de «descendance linguistique». Un rapprochement entre des langues est souvent possible : il ne suffit pas de repérer un ensemble d'éléments communs aux idiomes comparés pour dire que de telles langues appartiennent à tel ou tel arbre généalogique, i. e. à tel ou tel idiome primitif. Peut-on admettre, dans ce sens, qu'un certain nombre de termes arabes aient une ressemblance évidente avec des unités lexicales indo-européennes, comme le souligne le Père Anastase Al-Karmali dans son Nuchu’, p. 50-74 ? 

 

     Il est démontré que pour des raisons ethniques, socioculturelles, politiques, économiques, géographiques, ou tout simplement régionales, une langue reçoit indéfiniment des expressions étrangères et finit, dans la plupart des cas, par se désintégrer en une série de dialectes qui sont « […] des formes évoluées et plus ou moins différenciées » (Voir Jean Cantineau, 1960, Etudes de linguistique arabe, p. 15, Klincksieck, 300 p.) de la langue primitive. L'expression «Formes évoluées» doit être prise dans sa dimension exclusivement linguistique. L’évolution des langues n’est pas toujours positive. Si une langue fixée par une tradition littéraire et documentaire voire scientifique se transforme en une série de parlers dont le système linguistique se désagrège par un abondant apport étranger et par l’incapacité des locuteurs à se hisser à un niveau  standard de la langue concernée, les formes évoluées ainsi obtenues acculeront la communauté linguistique à une sorte de dislocation linguistique, surtout si ces dialectes continuent, malgré tout, à entretenir des liens organiques avec la langue-mère.

    La concurrence des langues en présence sur l’échiquier linguistique sont aussi un autre facteur de la déstabilisation plutôt de fissure provoquée par une polyphonie grinçante. Une étude comparée de  ces dialectes ferait donc ressusciter le vieux sémitique, comme cela s'est produit pour le sanskrit de Rig-Véda ou sanskrit védique, le cananéen du sud, l'ancien hébreu, la langue du Vieux Testament, la langue araméenne qui avait évincé presque complètement l'hébreu de l’usage courant, au moment où le roi babylonien Nabuchodonosor II (roi de 605 à 562 av. J.-C.) détruisit Jérusalem (en 597 av. J.-C.) après avoir renversé le roi Joaquim de Judas. Il repoussa le peuple hébreu vers la Babylonie. La langue du Vieux Testament se détériora. Les rabbins furent donc obligés de le gloser en araméen. Il reçut alors le titre de Targums[2] qui sont des traductions des livres bibliques.


[1] Episode situé après le Déluge, et symbolisant la division de l’humanité en différents peuples: les descendants de Noé parlaient tous la même langue. Ils voulaient construire une tour les conduisant jusqu’aux cieux. Pour les rendre incapables de travailler en commun, Dieu les punit en diversifiant leur langage. La tour symbolise, chez certains, des « observatoires astronomiques » (H. Zaza,1990 :47).

[2] D’origine hittite, le mot targum signifie ‘traduire, expliquer’. Or, les targums sont des traductions araméennes occidentales que les hébreux palestiniens et babyloniens  avaient retenues comme textes bibliques pour de longues siècles.

 



12/12/2013
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