LEXICARABIA

LEXICARABIA

Critères de l'identification de l'emprunt lexical en arabe

Abdelghafour Bakkali

 
 
[...]les mots les plus servilement latins sont les moins illégitimes parmi les intrus du dictionnaire. Il était naturel que le français empruntât au latin, dont il est le fils, les ressources dont il se jugeait dépourvu et, d'autre part, quelques-uns de ces emprunts sont si anciens qu'il serait fort ridicule de les vouloir réprouver. Il y a des mots savants dans la chanson de Roland.
  Rémy Gourmont, Esthétique de la langue française, 1899, p. 22.
 

 

   la langue arabe.jpg
Le critérium morpho-lexical exposé par Al-Khalil b. Ahmad sera repris presque intégralement par les grammairiens et les lexicographes anciens. Ibn Durayd – pour ne citer que lui - faisant de la «Préface »[1] de l'auteur du Kitab al-'Ayn (KA) كتاب العين la base de sa réflexion, compose, lui aussi des prolégomènes pour la compréhension du fonctionnement phonématique de l'unité lexicale arabe. Il détermine donc des critères d'identification de cette unité qui devait se distinguer, non pas seulement au niveau de la signification, mais aussi et surtout dans sa manifestation matérielle.

 

Ibn Durayd commence donc la Préface (1, 41) de son dictionnaire GL (جمهرة اللغة) par des considérations sur la pertinence du lexème arabe. Il expose suivant un ordre classificatoire la fonction, plutôt la nature, des phonèmes arabes. Il souligne, notamment le caractère originel de certains phonèmes, comme la spirante sifflante sonore /z/ (ظ) et la spirante pharyngale sourde /h/(ح). Il fait remarquer, par ailleurs, que le syriaque, l'hébreu  et l'assyrien possèdent, eux aussi, le phonème /h/(ح). En ce qui concerne les phonèmes /c/, /s/, /d/, /q/, /t/et /t/, il note qu'ils sont communs à plusieurs langues. Le hamza, ne se retrouvant, d'après lui, qu'à l'initiale des mots  étrangers, occupe différentes positions dans la structure basique du mot arabe, bien qu'il se soit amuï dans certains dialectes. Les autres phonèmes sont aussi fréquents en arabe que dans les autres idiomes. 0n a alors, selon l'auteur de GL, un total de 29 consonnes, pouvant se réduire à 25. Ils se répartissent de la façon suivante :

 

  •   Phonèmes appartenant uniquement à l'arabe ancien : le /h et le /z/ظ.
  •   Phonèmes se retrouvant seulement dans quelques mots étrangers : ils sont au nombre de 6 : /c/, /s/, /d/, /q/, /t/ et /t/.
  •    Le reste, i. e. 20 ou 21 phonèmes sont en usage dans toutes les langues.

 

Cette répartition permettrait l'identification des phonèmes arabes de ceux qui lui viennent des langues étrangères. La deuxième catégorie de phonèmes obéit à un changement systémique. Ibn Durayd reproduit des termes qui ont subi des transformations lors de leur passage en arabe ancien. En voici quelques exemples (Ibid., 1, 41-42) :

 

 

  • /p/ > /f/ (parfois /b/) : e. g.  *pur > fur.
  •  /g/ > /g/: e. g.  *gamla  > gamal.
  •  /y/ > /(d)g/ ou /s/ ; gulami(y) > gulami(d)g ou gulamis.
  •   /k/ (pronom pers. 2ème p. s.) > /ts/.

 

Bien avant, Sibawayhi, 4, 305 sq., avait consacré un chapitre de sa grammaire aux phonèmes arabisés : le /g/ devient /g/ comme dans gurbuz, agur,  gawrab ;  ou bien /q/ parce que, d'après l'auteur du Kitab,  ces deux phonèmes s'articu­lent à peu près dans la même aire articulatoire. Le /-h/ final d'un terme persan, issu de /-k/, passe également à /g/ ou /q/ : e. g. on dit *kawsap et *kurbuq. Ce même processus d'ara­bisation permet le passage de /v/ à /f/ comme dans les unités lexicales firnid et funduq. Le changement affecte aussi les voyelles comme dans les couples zawr > zur, asub > asub, etc. Ibn Durayd étudie aussi dans sa Préface les « augments », zawa'd, qui sont : /hamza/, /alif/,  /y/,  /w/, /m/, /n/, /t/, /l/, /s/, /h/. On a de ce fait

  • Le hamza se rencontre souvent dans des racines quadri­consonantiques :   ahmar < humra, asfar < sufra, etc.  On a alors : [(x) +√abc] ; [x√abc], (x) étant un augment; ici, c'est le hamza).
  •  Le /m-/ remplace le hamza dans des racines quadri-  et quinquilitères : madrub, maqtul, etc. Ibn Durayd  a enregistré, dans l'une des «sections » de son dictionnaire, 3, 1332, les mots  qui ont le préfixe /m-/.
  • Les /alif/, /w/ et /y/ sont les « principaux augments », ummahat al-zawa'id, parce qu'ils marquent, parallèlement à leur fonction « augmentative », prosthétique, les voyelles « tendues ». Ces augments, plus mobiles dans le corps d'un mot, se retrouvent généralement dans des quadri- et quinquilitères. Le /w/ n'est jamais à l'initiale d'une unité lexicale, on le trouve, par exemple, dans une position médiane, comme dans kawtar < √ktr, caguz < √cgz; ou occupe la position pénultième comme dans tarquwwa et qalansuwwa . Le /y/ aussi occupe toutes les positions : yadrib ; √drb, Yarbuc ; √rbc  (1ère position), Haydar (2ème position), ragif (3ème position), zindil (4ème  position) et manganiq (5ème position).
  •   Le /n/ apparaît également dans différentes positions : soit la racine quadrilitère √abcd (racine quadrilitère), si l'on introduit la particule augmentative /n/ dans différentes positions, on aura alors :
  •  à l'initiale : √nbcd ; nadrib  « nous frappons ».
  •  à la 2ème position : √ancd ; gundub  « criquet ».
  •  à la 3ème position :  abnd  ;  habanta  « petit et replet ».
  •  à la 4èmeposition :  abcn   ; dayfan  « parasite ».
  •  à la 5èmeposition : √abcdn  ; catsan  « assoiffé ».
  •  à la 6ème position : √abcden ;  zacfaran  « safran ».
  •   Le /t/ occupe aussi toutes les positions. On le retrouve comme
  •   Le préfixe marquant la 2ème p. sg. tadrib «tu frappes ».
  •  Le suffixe marquant le fém. sg. : dahabat «elle est partie ».
  •   Le suffixe fém. pl. : dahibat.
  •   Les noms propres sg. se réduisant à -h à la pause :Talhat ; Talhah.
  •   Ala finale du mot malakut  et de  cankabut.
  •  le schème istafcala, comme iftaqara «s'appauvrir ».
  •    Le /s/ coexiste avec le /t/ dans le schème istafcala, comme istafhala « s'aggraver ».
  •   le /l/ est moins fréquent : il ne se manifeste que dans les composés cabdala < cbd «se soumettre, adorer », hafgala < √hfg  «boiter ».
  •   Le /h/, marquant une pause pour que le phonème qui le précède revête une articulation plus nette, est aussi un augment. On le trouve généralement dans le segment imprétif irmih « jette-le ! » : le /h/ disparaît s'il se rattache à un autre segment du discours. Le Coran, par exemple, l'emploie dans les séquences : fabihudahum iqtadih (VI, 90) «Suis leur voie », kitabiyyah (LXIX, 19)  « [Lisez] mon livre », hisabiyyah (LXIX, 19) « [je trouverais]mon compte ».

 

Ces unités augmentsatives déterminent plus ou moins la structure fonctionnelle du mot arabe. Ils permettent par ailleurs l'identification du mot d'emprunt. Ibn Durayd, ayant percé les­ secrets de la langue ancienne, a cherché coûte que coûte à systématiser les résultats de ses investigations linguistiques. Il intègre donc les schèmes dans différents types morphologiques, avec cependant des variations au niveau des augments. Pour lui, le trilitère admet dix formes, obtenues par des  «variations vocaliques » ou flexion interne. On a alors :

 

facl, ficl, fucl,

facal, ficil, fucul,

facul, facil, fical.

 

Le quadrilitère n'en a que 5 :

 

faclal, ficlal, fuclul, ficlil, ficll,

formes auquelles Al-Ahfas en a ajouté une : c'est fuclal, note l'auteur de GL, 1, 49.  On a donc 6 formes quadrilitères.

 

Le quinquilitère admet 4 formes fondamentales :

facallal,faclalil, ficlall, fucallil.

 

Pour Ibn Durayd, les schèmes fondamentaux sont au nombre de 19 ; 20 si l'on ajoute celui d'Al-Ahfas.

 

Il prend donc soin d'étudier dans sa Préface (1, 49) une autre cara­ctéristique phonétique de la racine arabe ; il écrit : « Sachez que les meilleures racines [qu'utilisent les bédouins] sont celles dans lesquelles on tient compte de l'espacement du point d'articulation des consonnes qui constituent chaque racine. »

 

Autrement dit, les consonnes qui composent une racine donnée doivent s'articuler de manière « ascendante » ou « de­scendante », i. e. allant du larynx aux lèvres ou inversement. Les phonèmes constitutifs de cette racine doivent donc se réaliser dans différents niveaux du trajet articulatoire. Il s'agit d'une sorte de phonèmes «étagés ». Un mot est  automatiquement éjecté du système lexical de la carabiyya s'il ne remplit pas ces condi­tions. Il y a donc une recherche systématique de l'harmo­nie dans la structure basique du mot arabe. La discordance phonétique est un signe de l'anomalie d'une création ou d'un mot d'emprunt.

 

C'est dans ce sens qu'Al-Halil considère les créations suivantes comme discordantes, donc inacceptables par le système linguistique de la langue arabe : qactag, nactag, dactag. Il note que ces mots, bien qu'ils aient été employés par des autorités, n'appartiennent pas au véritable langage bédouin. Les suites consonantiques /q/ + /c/ + /t/ + /g/, /n/ + /c/ + /t/ + /g/ et /d/ + /c/ + /t/ + /g/ sont par conséquent rejetées conventionnellement par le «bon usage ». Cette remarque sous-tend une soi-disant harmonie qui devrait caractériser la racine arabe authentique. Ces créations permettent aussi, d'après l'auteur du KA, 1, 54, l'identification de la structure, bina', eurythmique arabe qui ne pour­rait se confondre avec les créations néologiques et les mots d'emprunt, dahil.

 

Et pour que les racines, ainsi décrites, gardent leur structure sonore et régulière, les bédouins utili­saient fréquemment les sons w, y et le hamza, et évitaient sciemment des productions -classées par ordre de préfé­rence - contenant les phonèmes suivants : /z/, /d/, /t/, /s/, /q/, /h/, /c/, /g/, /n/, /l/, /r/, /b/ et /m/. Ce caractère électif de phonèmes amène néces­sairement une série d'assimilation, de dissimilation, de variations phonémiques, etc. Pour saisir cet aspect formel de  l'unité lexicale arabe, nous allons nous limiter aux exemples cités par Ibn Durayd : /s/ + /q/ ou /t/ O sirat > sirat « voie », saqr  Osaqr «faucon ».

 

Cette variation phonémique est due, d'après l'auteur de GL à la « lourdeur », (istitqal) que provoque l'articulation du phonème /s/ occupant une position assez éloignée par rapport à l'emphatique /t/  ou /q/.Il y a donc attra­ction phonémique : le /s/ s'emphatise en /s/ en emphase. Cantineau reproduit cette « règle » dans ses Cours, p. 47 : « Le /s/ peut s'emphatiser en /s/ avant les consonnes vé­laires  /g/, /h/ , /q/ et l'emphatique dentale /t/ ».

 

L'assimilation se produit également dans les conditions suivantes :

Le /s°/ quiescent + /d/ ; / z/, on a yasduru > yazduru « il dit la vérité ». Ibn Durayd note que le /s°/ quiescent (affecté du sukun) et suivi d'un /d/, s'affaiblit en /z/ – seulement - dans certains dialectes ; on a alors /s°/ > /z/. Il cite, à titre d'exemple, l'une des «lectures coraniques » où se produit justement ce phénomène : hatta yuzdira ar-rica' (au lieu de yusdira canonique) in XXVIII, 23, « Elles [les filles de celui qui abrita Moïse à Madian] dirent: 'Nous n'abreuvons pas nos troupeaux  tant que ces bergers ne seront pas partis' [car notre père est très âgé] ». Les grammairiens Hamza et Al-Kisa'i الكسائي ont aussi commenté cet écart : ils préféraient yuzdira à yusdira canonique.

 



[1] Une traduction de cette préface sera présentée ultérieurement dans l'un des articles consacrées aux études linguistiques.



06/08/2011
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