Repenser l'alphabétisation
Abdelghafour Bakkali
Nous aimerions tout d’ébord rappeler une citation de Victor Hugo dans Les Misérables, où il met l’accent sur l’acte de l’apprentissage de la lecture. Il note à ce propos qu’ «apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle. » C’est ainsi donc qu’on envisage l’alphabétisation. Cette lumière est celle notamment qu’on souhaite allumer, et partant réjouir une bonne partie de la population souvent vulnérable.
L’alphabétisation des adultes ne réussit pas seulement avec des intentions positives, beaucoup d'enthousiasme et des souhaits optimistes, ni non plus par le déblocage d’un budget pour cette action sociale qui handicape à bien des égards le développement humain voire économique du pays. Mais elle est un projet qui tient compte de tous les facteurs inhérents de sa conception de façon fonctionnelle, jusqu'à sa mise en œuvre et l’opérationnalisation rationnelle de ce processus, assez délicat, il faut bien le noter. L’accomplissement de cette stratégie repose notamment sur la formulation précises des finalités et objectifs, des compétences à développer chez le public cible, à l’identification de manière patente les alphabétisé(e)s, à la détermination de la durée de l’alphabétisation, la délimitation des contenus andragogiques, l’adoption d’une démarche pratique fonctionnelle, la confection des modalités d’évaluation et de suivi.
Ce projet ne vise en aucun cas l’exhaustivité. Il est soumis au cours deson opérationnalisation à des révisions et améliorations. S’adresser à des adultes n’ayant pas été scolarisés n’est pas chose aisée. Car les approches et les rythmes qui pourraient servir dans cette relation ne sont pas suffisamment efficients et nécessitent une relecture attentive. Rappelons que le terme d’andragogie est issu du grec andros « homme » et agogos « guide » ; autrement dit, cette pratique particulière guide les adultes, retenus dans cette action dans leur apprentissage, des connaissances de base. Cela leur permet par ailleurs de développer des compétences nécessaires pour une véritable épanouissement personnel et une insertion sociale sans heurt. Il fauit par ailleurs tenir compte de la psychologie de l'adulte qui, pour de multiples raisons, n' a pas été scolarisé pendant son enfance.
Cette approche serait, si elle est menée de façon intelligente, un tremplin vers la maîtrise d’une qualification professionnelle. Apprendre à lire et à écrire n'est pas une fin en soi, mais un moyen d'accéder à une qualification professionnelle. Et ainsi on rallie l'utile à l'agréable. Cet art spécifique d’enseigner aux adultes ne renvoie aucunement aux termes de référence utilisés pour éduquer des enfants et des adolescents. L’andragogie est de ce fait une pratique particulière , une approche sui generis, parce quelle a des visées caractéristiques et tend à se différencier aussi bien dans les techniques d’enseignement et d’apprentissage que dans les rapports devant exister entre alphabétiseur et alphabétisés et le langage utilisé dans divers transactions.
Dans le dessin d’alphabétiser à bon escient des adultes, il faut prendre en considération les rapports devant être établis entre l’alphabétiseur et ce public cible qui ne réagit en aucun cas comme un enfant ou adolescent. Généralement, il éprouve, dès le premier contact le besoin d’apprendre. Ce vouloir-apprendre devrait être satisfait par les types de relations établies entre l’alphabétiseur et son apprenant, et aussi par le choix des contenus qui entrent notamment dans le champ d’intérêt de celui-ci. L’adulte ne conçoit pas l’objet de l’apprentissage comme une charge contrariante, mais plutôt comme une nécessité, parce que son sens de responsabilité est assez développé. De même, il agit, en dépit même de ses lacunes au niveau du savoir de base, de quelqu'un qui a acquis une expérience au fil des années de sa vie souvent rude. Cette expérience serait, si elle est bien menée, un pont solide conduisant vers un apprentissage sans failles. Sa volonté d’apprendre et de se tirer par conséquent d’affaire oriente également le processus d’alphabétisation, et qui plus est un signe patent de sa motivation. Ces caractéristiques sont le ferment de la formation de l’adulte en situation d'analphabétisme.
Ceci dit, citons, entre autres, l’américain Eduard Lindman (1885 - 1953), qui dans son The meaning of adult education (La signification de l’éducation des adultes) essaie, dès 1926, de donner un sens particulier à l’éducation des adultes, à leur formation, à leur reconversion. Son intervention concerne les basses couches de la société qui n’ont pas bénéficié d’une éducation à leur jeune âge, ou encore ont été exclus pour une raison ou pour une autre, de leur droit naturel à l’enseignement. Lindmann, farouche défenseur du travail du groupe, prévoit à cette effet un programme appelé « sous-freshman », c’est-à-dire un « bien sûr accès ».
Ce philosophe social, ayant associé avec beaucoup d’audace l’utile à l’agréable se liait d’amitié avec John Dewey avec qui il partageait sa préoccupation pour la justice sociale et la lutte contre l’exclusion et la marginalisation de la couche populaire. Cette tendance progressive marque en effet la pensée des écrivains nord-américains à cette époque. Devant le non possomus au capitalisme aveugle se dressait un havre de justice sociale et d’égalité entre les hommes. Les expériences andragogiques allant désormais se développer et arrivent à concevoir et à mettre en exergue un certain nombre de techniques qui s’écartent sciemment des recettes vulgarisées par les méthodes et procédés pédagogiques non admises dans ce type de formation. L’andragogie se fraie donc son propre chemin et développe des outils d’apprentissage et de formation spécifiques.
Devant cet état de chose, nous devrions poser les questions fondamentales portant essentiellement sur les acteurs devant intervenir dans cette opération d’alphabétisation des adultes.
- Quelle est la population concernée par ce processus ?
- Ont-elles les compétences professionnelles requises pour dispenser un apprentissage efficace et fiable à des adultes?
- Quel profil doivent-elles avoir ?
Chez nous, au Maroc, ces alphabétiseurs appartiennent en somme à des organismes publics ou privés qui, disposant ou non d’un projet d’alphabétisation, interviennent dans la « lutte » contre l’analphabétisme selon les programmes établis à cette intention par des institutions de l’Etat. Ces instances sont nombreuses et pouvant grosso modo se répartir en associations n’intervenant que dans le domaine d’alphabétisation, des associations mixtes qui s’occupent de l’alphabétisation proprement dite et élargissent leur activité à des actions sociales diverses, des associations à fondement religieux qui interviennent, dans les mosquées, dans l’opération d’alphabétisation et saisit l’occasion pour l’apprentissage du dogme, des associations à destination des handicapés, des associations culturelles polyvalentes, etc. C'est en somme et en majorité des ONG.
Ces organismes sont généralement financés par l’Etat et les statistiques sont exclusivement officielles. « Ce sont quelque 735 000 personnes qui ont bénéficié, entre 2011 et 2012, des programmes d’alphabétisation. En fait, il s’agit d’un chiffre record au cours de la dernière décennie", a notamment précisé la Direction de la lutte contre l’analphabétisme (DLCA), lors d'une conférence de presse organisée le 16 décembre 2012 à Marrakech. Le Maroc atteint, selon les mêmes sources, le chiffre de six millions d’alphabétisés ayant bénéficié des programmes d’alphabétisation depuis déjà plus d’une décennie. On situerait actuellement le taux d’analphabétisme aux alentours de 30%. Ces statistiques officielles ne sont pas toujours fiables du moment que l'approche alphabétisante retenue semble reproduire quasi systématiquement des techniques d'apprentissage obsolètes. Ce qui est inquiétant à bien des égards, et lance un défi sérieux au gouvernement actuel qui devrait, entre autres, repenser les modalités d’alphabétisation et le type de partenariat dans ce domaine. Il devrait également repenser la formation des alphabétiseurs pour que les résultats attendus de ces programmes soient meilleurs et que l’Etat n’investisse pas dans des projets captieux. Les statistiques officielles ne sont pas toujours fiables du moment que l'approche alphabétisante retenue est somme toute peu convaincante.
Cette remise en question de la politique d’alphabétisation reposera de prime abord sur une relecture active des programmes en vigueur afin que surgissent les véritables écueils, et qu’une nouvelle formule soit retenue. Le travail mettra essentiellement l’accent sur les objectifs, les contenus et les moyens didactiques mis en œuvre, et les approches utilisées dans le processus d’alphabétisation. On étudiera partant les outils didactiques mis en pratique dans ces séances d’alphabétisation, en l’occurrence les manuels en usage. Outre cela, l’état des lieux dévoile sans équivoque que la plupart des alphabétiseurs n’ont généralement reçu aucune formation andragogique susceptible de les mettre en situation professionnelle. Ce sont tous des étudiants, licenciés ou non, recrutés dans cette action ou sont parfois membres de l’association partenaire. Pour eux, le travail de l’enseignant consiste à faire apprendre, par le bais des manuels en usage, la lecture, l’écriture et le calcul à un public fort hétérogène (âge, motivation, sexe, statut social, profession, etc.). L’action, dans ce cas, revêt plutôt un caractère stéréotypé, plutôt banalisé et ne considère la population cible que comme une identité homogène dont les capacités sont identiques et que le but poursuivi est le même pour tous. Ce qui fausse le processus et le voue Systématiquement à l’échec. L’alphabétiseur, n’ayant pas été formé au préalable aux techniques d’apprentissage spécifiques, reproduit, souvent au prix d’une lecture superficielle de la démarche prônée par les concepteurs des manuels souvent obsolètes des schèmes peu propices à la formation et à l’éducation des adultes.
Une relecture attentive et objective de ces programmes reposera par ailleurs sur trois principaux voltes, à savoir les objectifs de l’alphabétisation ou compétences à développer, la professionnalisation des ressources humaines et la mise au point des manuels utilisés dans le dessein d’alphabétiser de manière fonctionnelle et interactive des adultes inscrits à ce programme. Les alphabétiseurs, choisis en fonction d’un profil établi par les responsables de cette action, seront eu égard soumis à une formation qui développera chez eux un certain nombre de compétences prioritaires. Ils devraient être en effet capable de préparer, d’organiser et d’animer des situations d’apprentissage, de gérer des séances d‘activités andrégogiques selon une perspective qui tient compte à la fois de la quantité et de la qualité des contenus mis en œuvre. Etre capable aussi de prévoir dans le processus d’alphabétisation des dispositifs de différenciation : les alphabétisés n’ont pas le même souffle ni les mêmes capacités, et devront être par conséquent saisis sous cet angle. L’implication des alphabétisés dans leur propre alphabétisation exige de la part de l’animateur un savoir-faire précis sur les modalités du travail de groupe. C’est par cette technique active et collective que se précisent en effet le besoin qu’a chaque alphabétisé de progresser, de rivaliser, de faire mieux. Travaillant en équipes motive les apprenants davantage et les incite à participer aux tâches qu’on leur confie progressivement. Se servir des technologies nouvelles est également un autre volet que devrait maîtriser l’alphabétiseur. Un enseignement sans supports est infécond.
Lors de cette mise au point, l’on doit déterminer la durée consacrée à l’alphabétisation et les niveaux d’apprentissage. Si l’on confectionne trois manuels, par exemple, on signifie une formation stratifié, c’est-à-dire organisée en trois niveaux. L’on doit également revoir l’espace dans lequel on apprend. L’apprentissage se fait en général dans des classes surchargées et hétérogènes. Les salles et les tables réservées à cette opération ne sont pas conformes à l’âge des alphabétisés et ne favorisent guère un échange aisé entre les participants. Ainsi l’alphabétiseur se trouve-t-il désemparé puisqu’il semble qu’il n’a pas les moyens de créer une ambiance favorable au sein même de cet espace, et qu’il n’a pas été initié aux techniques de la dynamique des groupes susceptible de briser le rapport horizontale entre lui et son public. Devant cet état de chose, on ne peut s’attendre à une fidélisation des apprenants, quelle que soit leur motivation, à cette action alphabétisante. La majorité écrasante abandonne, ou s’absente régulièrement, dès les premiers mois parce qu’elle s’aperçoit que les situations d’apprentissage ne sont pas adaptés à ses besoins les plus urgents. Ce qui ne permet pas aux acteurs de l’alphabétisation l’application du parcours d’alphabétisation dans son intégralité. Par conséquent, l’évaluation de l’action n’est pas évidente. On ne pourrait en effet savoir, avec exactitude, les résultats réalisés par ces acteurs ; si ce n’est des approximations. Il n’y a pas de statistiques fiables à ce sujet, si ce n’est celles divulguées par l’institution officielle.
Notons aussi les spécificités de la population concernée par cette alphabétisation. Ce sont généralement des femmes de ménage, des femmes au foyer, des enfants non-scolarisés, adolescents en situation de déperdition scolaire et qui sont considérés comme des analphabètes, des ouvrières et ouvriers généralement motivés par une remise en question de leur façon d’aborder la réalité, des artisans, etc. Les bénéficiaires sont par ailleurs soit des enfants (garçons et filles) pauvres n’ayant pas les moyens ou n’ayant pas été scolarisés, soit des adultes, surtout des femmes - plus nombreuses parfois - motivées par l’alphabétisation (aider leurs enfants, lire le Coran, écrire à leurs amies, retirer un mandat de la poste, être capable de signer, etc.).
On pourrait dire enfin que les démarches, les moyens utilisés et les ressources humaines qui débloqués dans ce domaine freinent l’élan d’une opération qui ne concerne pas uniquement l’individu mais aussi et surtout la société et l’Etat. C’est pour cette raison que les responsables de cette action revoient leurs programmes et invitent, pour que ce ne soit pas trop tard, les spécialistes dans le domaine de l’alphabétisation des adultes afin qu’ils soient à même de proposer, selon une vision plus claire et plus déte(minante, une stratégie qui visualise les atouts à court terme, à moyen et à long terme. Le tâtonnement n’est plus permis. Le monde change et évolue de façon rapide. Si l’on s’arrête au milieu de la course, on ratera une autre étape de l’évolution des sociétés et on continuera à regretter de ne pas avoir agi autrement.
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