LEXICARABIA

LEXICARABIA

Apport grec et latin en arabe 1/2

Abdelghafour Bakkali

 

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    Je vous présente quelques mots issus du grec et ou du latin et que les dictionnaires arabes anciens ont enregistrés dans leur macrostructure bien qu’ils se fixent pour objectif primordial la collecte des unités lexicales appartenant à part entière à l’arabe authentique. J’utiliserais pour cela, comme je l’avais signalé plus haut, le dictionnaire d’Ibn Durayd  Gamharat al-luga جمهرة اللّغة. Pour déterminer les contours du mot d’emprunt, je le rattache directement à son étymon ; j’identifie les phonèmes qui constituent sa racine, l’enfermant ainsi dans sa moule morphologique. Et je classe le mot arabisé dans une série de notions afin que le commentaire proposé soit plus exhaustif et que les mots collectés soient regroupés dans une catégorie spécifique. Dans ce premier article, je retiens 7 mots d’emprunt au grec et ou au latin.  

 
  • qumqum قُمقُم : «récipient en cuivre » (voir GL, 1, 220 et 3, 1326), est issu de *qumqumā syriaque et dont la racine du mot d’origine serait √QMQM. Passé en arabe le mot s’aligne sur la racine √QMQM. Le mot appartient ainsi à la catégorie instrumentum.


     Ibn Durayd, se référant à Al-Asma'ī الأصمعي , précise que le lexème qumqum est grec et/ou latin [1](rūmī mucarrab رومي مُعرّب), mais il précise que ce mot a été couramment employé par les Arabes dans leur locution. La poésie traditionnelle l’avait aussi utilisé. L’auteur de GL  جمهرة اللغة cite, à titre d’exemple, un vers des fameuses pièces classiques (al-qasā’id) القصائد, appelées al-mucallaqāt المُعلّقات, lit. les «suspendues » aux murs de la Kacba ; ce vers est attribué à cAntara Al-cAbsi عنترة العبسي.

    Puis, en guise de complément à son article lexicographique, Ibn Durayd cite des expressions où le mot d’entrée acquiert d’autres acceptions : qumqum signifie, entre autres, «seigneur ».

     Al-Azhari, TL,8,304 تهذيب اللغة, reconnaît aussi l’origine grecque et/ou latine de qumqum. On aura la suite :

 

Camum > *kumkum > *qu:mquma : > qumqum

 

  • barīs بَريس «nom d’un lieu » (GL, 1, 312) est un mot dont on ignore l’étymon. Mais les lexicographes arabes anciens l’ont considéré comme un mot issu d’un fond étranger. Il est enfermé dans la racine trilitère √BRS. Il est classé dans la cétgorie sémantique aedificium.

 

      L’auteur de GL précise que ce lieu se trouve en Syrie. Le nom qu’on lui avait donné est étranger. Les Arabes n’avaient pas en effet connu ce mot. Mais il cite tout de même un vers de Hassān b. Thabit حسّان بن ثابت où barīs désigne un «cours d’eau syrien». Ibn Durayd termine son article par la mention «je suppose qu’il est d’origine grecque et/ou latine ».

    Yaqut ياقوت الحموي se référant à Abu Ishāq Al-Nagirmi أبو اسحاق النّجِرمي, prétend que Barīs était le nom d’un lieu en Syrie, une sorte de fontaine où l’on se désaltérait; puis il cite le fameux vers de Hassān. Il s’agit, semble-t-il, d’un oasis (cité Al-Mucarrab,  المُعرّب للجواليقي174-175).

     On avait par ailleurs rapporté que barīs ou burays était le nom d’un fleuve traversant Damas, appelé aussi Baradā بردا . C’était une sorte de promenoir, ou encore un château à Damas.

   Ce mot serait peut-être l’altération du grec paradêisos qui signifie «parc, promenoir», ou encore «forteresse». Barīs fut appelé aussi Maqislat مَقِصلات , mot composé de maqām-  مَقام  «lieu», et de –salāt صلاة «prière ; culte» : c’est donc un « lieu de culte »[2].

     Notons aussi que le mot barīs  serait peut-être issu du latin baris, -idos qui est «une sorte de grande toue en usage sur le Nile» (la toue est une petite embarcation plate).

  

  •  Fittīs فِطّيس «groin »(GL, 2,835) serait issu du latin faedus qui signifie «laid, difforme». Ce lexème est rattaché à la racine √FTS. Il appartient donc au champ sémantique propria.

 

«Ce n’est pas un terme arabe authentique », note Ibn Durayd qui n’arrive pas à remonter à la langue emprunteuse. Mais fittīs reçoit chez lui la mention «grec et/ou latin», ou encore «syriaque». Les Arabes anciens l’avaient employé avec le sens de «groin» du sanglier. Puis l’auteur de GL cite les variantes de ce mot d’emprunt : on a firttīs فِرطيس et finti:فنطيس .

    Al-Azhari الأزهري, TLتهذيب اللغة , 12,339, enregistre cette unité lexicale, mais il ne mentionne pas son origine étrangère.

   L’orientaliste Carl Eduard Sachau (1845-1930) fait remonter fittis فِطِّيس à *fati:s  فطيش hébreux. L’orientaliste allemand Wilhelm Gesenius et Siegmund Fraenkel soutiennent dans leurs ouvrages respectifs, le  Lexique araméen (1834) et Die aramäischen Fremdwörter im Arabischen (1886) («Les mots araméens en arabe»), que c’est a langue araméenne qui l’aurait emprunté à l’hébreux (voir Al-Mucarrab, 475-476). Il s’agit à bien des égards d’un mot commun à toutes ou à plusieurs langues sémitiques.

   Ce mot serait sans doute issu du latin foedus qui signifie, entre autres, «puant, infect». C’est un adjectif qu’on applique généralement au porc, puisque cet animal se nourrit généralement d’ordures. Passé à l’arabe, par le biais de l’araméen, il acquiert une signification particulière, comme cela se produit pour la majorité des mots importés.

  

  • khardasa خَردَسة  «sorte de liqueur enivrant ; vin »(GL, 2,1145) serait issu de l’étymon grec kantharos ( κάνθαρος) «récipient utilisé pour la boisson ». passé en arabe, le /k/ initial se transforme en /kh/ et reçoit la racine √(KH)DRS. Il relève du domaine propria.


   Ibn Durayd note dans son dictionnaire que de khardasa خَردسة dérive khandarīs خَندريس , et que ce mot n’appartient pas au lexique de l’arabe ancien. Mais il admet, comme d’ailleurs bon nombre de grammairiens, que le mot est issu du grec et/ou latin.

     Dans Al-MuCarrab,271 المُعرّب, Al-Gawālīqī الجواليقي cite comme exemple des vers de Jarir جرير, qui dirige une invective mordante contre le poète Al-Akhtal الأخطل; il emploie  le lexème khardasa signifiant «boisson alcoolique», ou plutôt l’un des attributs de cette boisson alcoolisée. On relève aussi une autre signification de ce mot d’entrée : «blé ancien et pourri (utilisé dans la production du vin)».

   Certains philologues anciens ont fait remonter khardasa au persan *kandarich ou *kandah rich «délire que provoque la consommation excessive du vin ; ivresse».  Ou encore, le mot arabe a-t-il un emploi métonymique : le contenu pour le contenant. Le mot grec kantharos désigne un type de céramique utilisé pour le boisson.

    Mais Addaï Scher ne l’a pas enregistré dans son lexique Kitab al-alfaz l-farisiya l-mucarraba كتاب الألفاظ الفارسية المُعرّبة. Il a par ailleurs retenu le mot, ibid., 58, khandalis خَندلِس  «chamelle engraissé» ; ce qui ne semble pas avoir une quelconque relation avec khardasa ou khandarīs qui nous intéresse.

   Les orientalistes allemands Zachau et Freitag font remonter khardasa au grec *kondros, ayant abouti en latin à chondris, qui signifie «blé concassé», sens utilisé lors de son passage dans le domaine arabe. Edward William Lane, sans être satisfait des donnés des orientalistes, retient, comme d’ailleurs Henri Lammens l’étymon grec kondros (Al-Mucarrab, 272).

 Dans son Nuchu’ al-luga l-carabiyya wa numuwwuha wa ktihaluha نُشوء اللغة العربية ونُموُّها واكْتهالها, 1938, 39, le Père Anastase-Marie de Saint-Elie, reproduisant la définition du lexicographe Al-Fayruz Abadi الفيروز آبادي, soutient que khardasa est issu du latin cantarithes vinum ou du grec kantharitês «vin de bonne qualité» fabriqué à partir de vigne appelée kantharêos. En ce qui concerne le mot khandaris خنْدريس qu’Ibn Durayd considère comme un dérivé de khardasa, fut employé avec le sens de «blé ancien». Ce dernier vocable est issu de kantharis qui signifie en grec «ver qui pourrit le blé». Pour Saint-Elie, kanthar et gunduc جُندُع désignent, en grec et en arabe, le « charançon ».

 

  •  qirmi :d قِرميد  « brique ; tuile » serait issu de keramis grec qui signifie « argile ». le /k/ initial passe en arabe à /q/ et s’enferme dans la racine quadrilatère √QRMD. Ce mot appartient à la catégorie aedificium.

 

    Ce lexème fut repris deux fois par Ibn Durayd dans son GL. D’abord, il le définit par «brique», ajur آجور qui est également un mot d’emprunt. Il précise partant que les Arabes anciens l’avaient employé sous les formes qirmid قِرميد et qarmuقَرمود , se référant pour cela à un vers d’Ibn Al-Ahmar ابن الأحمر. Il reprend ensuite ce mot dans la section consacrée à l’emprunt grec et/ou latin, au pluriel qarāmīd قراميد, et il le fait remonter au syriaque *qirmi:da:.

     Al-Azhari الأزهري, étendant sa dérivation à muqarmad مُقَرْمَد «peint en couleur de safran» (couleur jaune orangé), précise que le lexème qirmid est issu du grec et/ou latin *qirma:da:. il est passé en arabe par le biais du parler syrien. Ce mot désignait à l’origine «briques du bain» ou «roches». Puis il cite des vers de Al-Tirimmah الطِّرِمّاح où notamment le mot qirmīd  قِرميد signifie «pierres qu’on utilise pour la construction du four ».

     Le mot d’emprunt en question vient effectivement du grec keramis, -idos < keramikos «argile» qui semble une désignation métonymique : la matière pour le produit. Le mot grec est passé en syriaque et est employé sous les formes qirmida قِرميدا et *qaramidaقَراميدا , et du syriaque le mot passe en arabe et subit une transformation partielle qaramid قَراميد : on l’avait pris pour un mot au pluriel, lequel a donné qirmid قِرميد au singulier. 

 

  • giryal ou giryan  جِريال أو جِريان «teiture rouge» (GL, 2,1204) serai issu de koralion grec et adopte la racine √GRYL ou √GRYN (la liquide /L/ et la nasale /N/ alternent dans plusieurs mots arabes). Le mot ainsi retenu relève du propria.

 

     Ibn Durayd, se référant au grammairien Al-Asmaci الأصمعي, fait remonter le mot giryal جِريال au grec et/ou latin, et le définit par «teinture rouge ». Il précise aussi que le vin, ayant cette couleur, reçoit la même désignation.

      Al-Gawhari الجوهري, ayant retenu cette seconde signification dans son Al-Sihhah الصِّحاح, note que la qualité de ce vin n’est pas comparable à sulaf سُلاف arabe qui est proprement «vin de goutte». Le lexème giryāl  ne désigne, d’après lui, que la «couleur du vin».

   Pour certains grammairiens anciens, tel Al-Farrā’ الفرّاء, le mot giryāl  est le doublet de baqqām arabe  بقّام arabe qui signifie «campêche », appelé nachastag ( نَشَاستاج) par Abu cUbayd  أبو عُبيد (voir Al-Mucarrab, 244). 

   Le mot giryāl serait issu du grec koralion qui signifie dans la langue prêteuse «russule (champignon charnu, de couleur rougeâtre) ». Mais Addaï Sher, ibid., 40, note que giryāl vient du persan *zaryu :n, étymon composé, d’après lui, de zar- < zard- « or ; couleur jaune », et de –yu :n <-gu :n « suffixe indiquant la couleur ». Il précise qu’on utilise cet élément suffixal pour la désignation de la « couleur jaune ».

 

 

  • sigillāT  سِجِلاّط «couverture que l’on mettait dans une litière »  (GL, 2,1222) serait issu du latin sigillatus (terme reconnu par Ibn Durayd comme étant un vocable grec et ou latin). Ce terme reçoit la racine √SGLT et appartient ainsi à propria.

 
   Après avoir défini sigillat سِجِلاط par «drap que l’on met dans une litière posée sur le dos du chameau», appelé aussi yasamum  ياسَموم dans certains parlers bédouins, Ibn Durayd, se référant à Al-Asmaci  الأصمعي- bien que celui-ci atteste que ce mot est issu du persan - fait remonter ce lexème au grec. L’auteur de GL précise qu’il avait lui-même demandé à une femme grecque (ou romaine) ayant peut-être vécu à la ville de Basra si le mot en question se trouve dans sa langue maternelle ; et elle répondit qu’on appelait ce «drap» *sigillatus.

     Al-Azhari الأزهري, Tahdib al-Luga,9,242, considère que sigillat سِجِلاّط est l’équivalent de yasamin  ياسمين «jasmin» ; il semble confondre les deux termes yasamin et yasamum ! Ibn Durayd retient le second terme. L’auteur de TL se réfère, pour cette information «erronée » à Al-Layt الليث. Puis il cite Al-Farra’  الفَرّاءqui définit sigillat  par « drap de laine qu’une femme utilise lorsqu’elle est en litière ». 

       Certains lexicographes retiennent deux formes pour ce lexème : sigillat  et siqillat (سِجِلاّط و سِقِلاّط)  ; ils citent aussi la forme populaire de ce mot siqirlat  سِقرلاط. 

Le mot sigillat سِجِلاّط vient en fait du latin sigillatus serica, -a, -tum, adjectif «soieries où sont brodés des personnages» ; cet adjectif vient du verbe sigillo, -are «empreindre, graver», d’où le substantif neutre sigillum «figurine ; statuette ». le latin sigillatus  signifie aussi «orné de figurines, de reliefs ; ciselé». 

 

   Le rattachement du mot d’emprunt à son étymon est une entreprise assez délicate parce que ce travail de nature «archéologique» nécessite des compétences dans des domaines variés, à la fois socio-historiques, économiques et linguistiques pures. D’abord, la connaissance du fonctionnement des idiomes qui ont eu à des moments donnés de l’histoire de la langue emprunteuse des relations pacifiques ou belliqueuses facilite l’accès aux termes dérivés de ces langues de contact. Or, l’histoire voire la structure socioculturelle des différents langues interactionnelles offrent des repères qu’il est indispensable d’identifier et de comprendre afin que le commentaire étymologique soit congruent. La grammaire historique des langues en présence, et plus particulièrement de la langue cible, permet ensuite de faire une étude basée sur des données fiables et objectives. Si l’on focalise sur l’impact de l’indo-européen sur l’arabe, les langues tels que le pehlevi, le grec, le latin voire le plus vieux sanscrit apportent des éclaircissements sur cet emprunt. Mon travail, quoique réduit à quelques cas de figure, serait un déclencheur pour des études plus approfondies et suffisamment outillés. La langue arabe, n’ayant pas été dotée de dictionnaire étymologique, attend à ce que des chercheurs en langue puissent se consacrer à ce projet qui est d’une grande utilité pour la compréhension de de ces termes importés dans la structure phonologique et lexicale de notre idiome.

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[1] Par cette expression "grecque et/ou latine" nous allons rendre le mot arabe rumi رومي, parce que les lexicographes arabes anciens ne semblent pas faire la distinction entre les mots issus du latin ou ceux du grec. Nous allons aussi déterminer l’origine de chaque mot attesté.

[2] C’est exclusivement de la Syrie que la plupart des mots grecs et latins furent transmis à l’arabe ancien. Ainsi les lexicographes mettent-ils devant chaque mot d’emprunt à ces deux idiomes la mention « parler syrien », et ils terminent leur article par faire remonter le mot attesté à son origine grecque et/ou latine ; comme ils le font pour les mots d’origine persane, ils commencent tout d’abord à le considérer comme issu du parler irakien (cf. GL, 1,362 pour le mot tuba طوبة « motte », et 2,1147 pour durāqin « pêche (fruit) », issu du grec durakinon ou du latin duracinus. 



11/10/2012
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