LEXICARABIA

LEXICARABIA

Apport grec et ou latin en arabe 2/2

Abdelghafour Bakkali

 

2/2

 

Un mot résulte de l'association d'un sens donné à un ensemble donné de sons susceptible d'un emploi grammatical donné.
 
Antoine Meillet, Revue de métaphysique et de morale, 1913, p.11
 

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Ces sons appartiennent soit à part entière à la langue étudiée, ou encore sont de nature hybride, c'est-à-dire mêlés de sons issus d'autres langues, et plus particulièrement, des langues avec lesquelles l'arabe avait des rapports directs ou indirects. Si l'on se réfère à l'importante Préface du Kitab al-CAyn d'Al-Khalil b. Ahmad, on note ce phénomène de brassage des sons dits authentiques et d'autres de facture étrangère. Al-Khalil avait notamment établi un procédé de reconnaissance des sons arabes et des sons empruntés, bien entendu dans le processus de l'emprunt lexical. Je reporterai l'étude de cet aspect linguistique à un article ultérieur. Pour le moment, je continue à présenter l'étymologie des unités lexicales importées du grec et ou du latin. Dans l'article précédent, j'ai relevé, comme je le fais d'ailleurs dans ce cet exposé, un certain nombre de mots du dictionnaire d'Ibn Durayd, Gamharat al-Luga (GL) جمهرة اللغة. Ces mots sont directement attachés à leur étymon, les sources qui les ont enregistrées et leur champ lexical.


  • siqintar سِقِنطار  « sagace ; érudit » (GL, 2,1222), est issu du grec sacrêtariosLe mot reçoit la racine √SQNTR, et appartient à la catégorie sémantique more loqui.

 

 

Ibn Durayd, gardant ses distances quant à la définition de siqintar سِقِنطار, précise que ce mot d'emprunt est souvent défini par gihbidh جِهْبِذ arabe qui signifie «sagace ; érudit». Le lexème siqintar est enfermé dans le moule ficinla:l فِعِنلال. Par métathèse, le mot est enregistré aussi sous la forme siniqtar سِنِقطار.

Addai Scher, dans son Kitab al-Alfaz l-carabiyya l-mucarraba, 91-92, fait remonter siqintarسِقِنطار  au persan *sikaldar(سِكالدار)qui signifie «personne érudite et perspicace». Le mot siqintar سقنطار  serait issu, d'après Siegmund Fraenkel, du grec byzantin secretarios «charge administrative dans l'Etat byzantin ».

On a, d'autre part, rapproché siqintar d'un autre mot d'emprunt qistar قسطار < quaestor latin «questeur» qui était un magistrat romain chargé d'une enquête judiciaire ; un juge d'instruction en somme.


  • sagangal «miroir»سَجَنجَل  (GL, 3,1324), est issu du latin speculum. Le terme retenu s'enferme dans la racine  √SGNGL, et est de nature instrumentum.

 

 

Ibn Durayd se contente de souligner l'origine grecque et/ou latine de sagangal سَجَنجَل, et le définit par « miroir ».

Les mêmes indications étymologiques et définitoires seront reprises par Al-Azhari الأزهري,TL تهذيب اللغة, 11,260 ; lequel cite un vers d'Umru' Al-Qays امرؤ القيس   : le poète compare la gorge de sa bien-aimée à un sagangal «miroir». Pour l'auteur de TL, le mot sagangal  est également employé sous la forme zagangalزَجَنجَل (le s- permute avec z-, phénomène courant en arabe).

Bien que l'orientaliste Henri Lammens et Tubya al-ςAnissi طوبيا العنيسي aient rattaché ce lexème au latin speculum «miroir en lame de métal rutilant», la différence morpho-phonétique entre sagangal  et le mot latin est évidente : si les deux phonèmes s- et l- restent inchangés lors du processus du transfert, comment pourrait-on admettre le passage de -p- à -g-, et de -c- à -ng- ? Il faut noter, d'autre part, que les Arabes anciens élargissent constamment le sens du mot d'emprunt.

Or, ne serait-il pas plus plausible de faire remonter sagangalسَجَنجَل au latin saeculum ou seculum qui signifie « vie mondaine », où -c- passe naturellement à -g- ; et de considérer le groupe -ng- comme étant une redondance, phénomène courant dans cette sorte de transposition. Or, On aura :

 

Saeculum >*saecul >(avec la chute de la désinence -um  du neutre) >*sagal (hypothétique) > sagangal.


  • qu:mas « prince » قومَس (GL, 3, 1324), est issu du latin comes, -itis, et admet la racine √QMS. Le mot retenu relève de la catégorie propria.

 

 

Ibn Durayd fait remonter qumasقومَس   au grec et/ou latin sans pour autant citer son étymon. Il précise seulement que le mot en question a été employé dans un vers d'Al-Mutalammis المُتَلَمِّس avec le sens de « prince ».

Le lexème qumas «honnête homme» a, d'autre part, été rattaché au nabatéen et au syriaque, sous la forme qumis  قوميس  komês grec.

Le mot en question est en fait issu du latin comes,-itis «compagnon ; attaché à la suite de l'empereur ; haut dignitaire en latin du VIe siècle » ; puis le mot acquiert, à partir de cette date, le sens du «chef militaire commandant une province» ; et au IXe siècle, il désignera « province devenue fief héréditaire ».

 

Si l'on relit la poésie d'Al-Mutalammis (m. circa 569),  cité par l'auteur de GL, le mot qumas signifiait «commandant d'une armée; prince». Le mot d'emprunt reprend littéralement le sens qu'avait comes à cette époque.

Plus tard, en 1080, le mot comes ou qumas passe dans le domaine français sous la forme cuens, évoluant en comte «seigneur d'un comté ».


  •  'isfin«sorte devin» اسْفِنْط (GL, 3,1324), vient du latin absinthium, et admet la racine √SFNT; le mot arabisé 'isfnt appartient au champ lexical propria.

 

 

Ayant rattaché 'isfint au grec et/ou latin, Ibn Durayd le définit par une «sorte de vin», sans pour autant donner son étymon.

Le père Anastase-Marie de Saint-Elie, dans Nuchu' al-Luga نشوء اللغة, 38, le rattache au latin absinthium «boisson alcoolisée». Le mot 'isfint  vient naturellement du grec absinthion «liqueur alcoolisée de couleur verte, obtenue à partir de l'absinthe (plante amère et aromatique)».

Ce mot passe dans le domaine français dès la fin du XIIe siècle.


  •  nummiy نُمِّي «pièce de monnaie en argent » (GL, 3,1325), est issu du latin nummus. le terme admet la racine √NMY, et relève de la catégorie moneta.

 

 

Quoique Ibn Durayd ait intégré ce lexème dans la section consacrée à l'emprunt syriaque, il précise par ailleurs que nummiy نمِّي est une monnaie grecque et/ou latine utilisée par les Arabes dans leurs transactions commerciales. Il cite un vers d'Aws b. Hagar أوس بن حجر(circa 530-620) pour attester son emploi en arabe ancien. L'auteur de GL définit nummiy par «pièces en plomb en cours pendant le règne de Banu Al-Mundhir بنو المنذر».

 

    Certains lexicographes anciens, tels que Al-Azhari, TL, 15,519, n'ayant pas reconnu l'origine étrangère de nummiy, l'ont fait dériver de la racine √NMY qui signifie «croître ; pousser ».

    Le mot en question est effectivement issu du latin nummus, -i  qui était une «pièce de monnaie en argent, ayant la valeur d'un sestertius », sachant qu'un sesterce, qui était également en argent, valait deux as et demi. Cette unité monétaire latine, appelée noummos en grec, équivalait à 2 drachmes, nom de plusieurs monnaies grecques depuis l'Antiquité. Notons par ailleurs que le mot nummiy arabisé dérive du génitif nummi.

 

 

  Et ainsi l'emprunt au grec et au latin reste un chapitre à travailler parce que les langues orientales anciennes, tels que le syriaque, l'araméen, le phénicien, le cananéen, ne sont pas pris en compte dans la description des unités lexicales importées dans l'arabe. 

 

 

 

 



15/10/2012
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