LEXICARABIA

LEXICARABIA

Le syriaque, langue véhiculaire de la philosophie et science grecques

 

Abdelghafour Bakkali

 

La pensée n'est rien d'« intérieur », elle n'existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l'expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l'illusion d'une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur.
 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,1945, p. 213.

 

 

 


Le syriaque[1] - ou le nabatéen – maintenu à côté de l'arabe pendant la florissante période allant à peu près du VIIIe au Xe siècle - et peut-être bien avant - a permis à l'arabe ancien, par le biais d'abord de la traduction, d'assimiler la philosophie et la science grecques. «Jusqu'au calife Al-Ma'mun (813-833), les Arabes ne connurent la philosophie des Grecs que par des traductions d'ouvrages que leur firent des médecins jacobites ou nestoriens.» (voir Fleisch, Introduction à l'étude des langues sémitiques, 79).

 

En Syrie et en Irak, l'étude du grec remonte en fait au VIe siècle de l'ère chrétienne : des débats théologiques s'étaient instaurés avec véhémence dans les plus importantes cités. Les Syriaques finirent en fait par assimiler l'œuvre théologique grecque et la traduisirent dans leur langue. Ils étaient également férus de l'étude des traités de la logique hellénistique, parce que les discussions, sur différents sujets touchant particulièrement à la foi, avaient atteint un point culminant entre les partis opposés. La controverse était à un point tel que la rhétorique de persuasion était à l'ordre du jour et vivement sollicitée dans les cercles des érudits. L'argumentation fut largement utilisée pour étayer des thèses souvent antithétiques. Les preuves analytiques, comme le syllogisme, qui indiquent comment une conclusion vraie peut être tirée de prémisses vraies, grâce à un raisonnement correct ; et les preuves dialectiques, utilisées dans tout discours visant à persuader et à convaincre un auditoire. L'Isagogue de Forforius,  Les catégories, L'hermeneutica, L'Analytica priora, les Topiques d'Aristote furent effectivement traduits en syriaque.

 

Les érudits musulmans, livrés à l'étude de ce patrimoine classique, montraient une ardeur irrésistible pour la philosophie et la logique grecques, surtout au cours du règne d'Al-Ma'mun qui ouvrit ses portes aux savants, quelle que soit leur confession. Bayt l-hikma بيت الحكمة ou «Maison de la sagesse» demeure l'œuvre la plus marquante de ce monarque éclairé. Celui-ci engagea des traducteurs polyglottes, particulièrement des Hura­niens (voir Wafi, Fiqh al-luga, فقه اللغة 60), en vue de doter ce centre de recherches et  de documentation d'œuvres  de qualité scientifique incontestable. Le calife abasside chargea alors le célèbre Hunayn b. Ishaq حُنيْن بن اسحاق, assisté par une équipe d’éminents savants dans leurs disciplines, à traduire des traités de philosophie et de science helléniques, d'abord en syriaque, puis en arabe.

 

La traduction de chefs-d'œuvre grecs - voire pehlevis dans une certaine mesure - fit naître, particulièrement chez des interprètes juifs ou chrétiens, le sens de l'étude comparée des langues. Ils avaient, à cette date, remarqué un rapport génétique existant, d'une part, entre le syriaque et l'arabe, entre l'hébreu et l'arabe, d'autre part (Hassan Zaza, Al-Insan wa al-lisa, الإنسان واللسان, p.150). D'autres cercles de traducteurs poursuivirent, avec passion, leur travail de traduction jusqu'à ce que l'arabe se constituât un vocabulaire philosophique et scientifique approrié. Mais les lexicographes ne se donnaient guère la peine de le collecter et de l'intégrer dans la nomenclature de leur dictionnaire, parce qu'ils le considéraient comme un lexique étranger et fondé sur des considérations autres que celles que se fixaient les philologues. Leur principal objectif était de mettre la langue arabe à tout prix à l'abri de tout démantèlement que peuvent lui causer intentionnellement ou par mégarde les profanes ou encore les traducteurs qui à leurs yeux n'avaient pas la maîtrise de l'arabe. 

 

Le vocabulaire de la conceptualisation scientifique et ou philosophique, quoique faisant partie intégrante du lexique arabe, reçut donc un statut particulier : il ne fut actualisé que par les falasifa. Ceux-ci furent considérés par les apôtres de la grammaire comme n'étant pas en possession des fondements et règles de la langue authentique. Ces maîtres de la langue arabe intransigeants considéraient les philosophes comme usant dans leurs discours d’un vocabulaire étrange et souvent à la marge de la norme.


     Dans son Al-Imtac wa l-Muanasa, الإمتاع والمؤانسة Abu Hayyān Al-Tawhīdi reproduisit in extenso le débat qui avait opposé  en 326/932, dans la Cour du vizir Ibn Al-Furāt ابنُ الفُرات, le célèbre philologue Abū SaCīd Al-Sīrāfī أبو سعيد السيرافي et le philosophe Abū Bichr Mattā Al-qunna'i, أبو بِشْر متِّ القُنّائي, débat qui symbolisait eu égard la lutte entre les détenteurs de la norme linguistique immuable et les défenseurs du «libre arbitre» aussi bien dans le domaine de la langue que dans celui de la pensée, ce qui est l'évidence même. Cette querelle se solda par l'échec du philosophe. Lequel fut accusé par Al-Sīrāfī d'avoir péché malencontreusement contre l'usage correct de l'idiome classique : le philosophe employait, semble-t-il, des mots étrangers et étranges à la norme souveraine et ne cherche qu'à communiquer le sens abstraction faite de toute barrière normative. Le grammairien, au contraire, s'appuyant habilement sur une sorte de «logique philologique», largement maitrisée, repoussait toute explication fondée sur une logique incongrue et insolite.   «[…] et si la logique est une œuvre purement grecque, eut-il rétorqué à Abu Bichrr, élaborée par les Grecs, comment les Turcs, les Hindous, les Persans et les Arabes pouvaient-ils admettre [cette discipline] comme étant juge et arbitre, retenant ainsi ses postulats et écartant ses objections ? » (Voir Al-Tawhīdī التّوحيدي, op. cit., 150). 

 

En dépit même de ces querelles, la langue en tire profit. Son répertoire lexical s’enrichit par cet apport philosophique par l'infiltration de termes syriaques dans les productions scientifiques, philosophiques voire dans le langage courant, usuel. Le syriaque, d'après Joseph Habiqa Al-Baskantari aurait fourni à l'arabe ancien 500 mots environ, chiffre avancé par Philippe Hittī. Mais Ibrahim Al-Samarra'i constate, après avoir consulté les deux fascicules de Habiqa, que ces ouvrages ne contiennent que 193 + 154 termes, parmi lesquels, on pourrait compter des noms de villes, de bourgs, etc. (voir  Al-Samarra'i, Al-suryaniyya wa l-carabiyya,  27 السريانية والعربية ).

 

Plus audacieuse fut la théorie d'Ignacio Ephrem Premier qui avançait, dans son important article publié dans la revue de l'Académie arabe de Damas (1948-1951), intitulé K. al-Alfaz al-suryaniyya fi l-Macagim l-carabiyya, كتاب الألفاظ السريانية في المعاجم العربية, que de nombreux termes admis comme issus du protosémitique sont, d'après lui, des vocables syriaques à part entière (Al-Samarra'i, op. cit., 28). Ces prétentions assez excentriques ne résistent pas à l'analyse du moment que l'étude comparée des langues, constituée de la «matière sémitique», montre, sans équivoque, les spécificités de l'un ou l'autre idiome. On ne pourrait, dans ce sens, penser à plus d'impact, plutôt d'emprise, de l'un sur l'autre : l'arabe ancien a effectivement accueilli, à des moments de son histoire, des mots syriaques - ou araméens - et en a fourni dans ce processus de contact direct, que ce soit au cours de l’avénement de l’Islam ou encore bien avant. 

 

Cela ne voudrait pas dire néanmoins, comme le laisserait entendre Ephrem Premier dans son étude lexicologique, que des vocables tels que ab «père», ibil «chameau», ganna جنّة «jardin», gamma جمّ «abonder», hanan حنان «tendresse », hawla هول «terreur », din دين «religion», darb درب «voie», riqq  رقّ «esclavage», sibt سِبْط «tribu», sign سِجن «prison», sagada سَجَدَ «se prosterner », sadiq صديق « compagnon », sadaqa صدقة «aumône», carab  عرب «arabe », garb غرب «ouest », caql عقل « raison », qarya  قرية « village », qara'a قرا « lire », et bien d'autres encore soient venus directement du syriaque, parce que ces termes seraient, peut-être issus d'un prototype qui se serait, comme le soutiennent bon nombre  de chercheurs, scindé, selon des lois linguistiques, en plusieurs parlers. Ce «transfert linguistique» ou plutôt cette interaction lexicale se serait effectué à la suite des vagues d'immigrations observées dans l'histoire des peuplades qui avaient habité la péninsule arabique et sillonné de long en large cette immensité désertique (voir Wilfinson,  Tarih al-lugat al-samiyya, تاريخ اللغة السريانيةp. 15), notamment les Araméens qui avaient étendu leur hégémonie linguistique et leur imperium sur une aire géographique s'étendant des terres persanes à l'est jusqu'en Méditerranée à l'ouest. Cet «impérialisme» araméens allait en effet du IVe siècle  av. J.-C. jusqu'au IIe  siècle de l'ère chrétienne. C'est ainsi qu'ils avaient transmis de façon directe à l'arabe ancien un vocabulaire spécifique, traduisant essentiellement le domaine religieux (Wafi, Fiqh al-luga, 128). Certains de ces mots figurent dans le petit lexique assyrien élaboré par Welfinson dans son Histoire, 49-50. Ephrem II, influencé par Gregorius Le Maltais – connu sous le pseudonyme d'Ibn Al-cAbri - estime que l'arabe serait une langue issue génétiquement du syriaque. Il prétend par ailleurs que Dieu aurait parlé à Adam en syriaque. Le grand écrivain suriaque Jacob Rahawi, يعقوب الرحاوي quant à lui, est d'un tout autre avis ; il considère l'hébreu comme la langue parfaite, celle aussi qui aurait été la langue que Dieu aurait utilisé pour s'adresser au père des humains; et cela aurait duré jusqu'à ce qu'il Il eût semé la confusio linguarum à Babel (Welfinson, op. cit. 52).

Les mêmes hypothèses avaient été défendues, par certains grammairiens arabes qui soutenaient, animés surtout par le même principe linguistique, que l'arabe fût à l'origine une langue divine, donc parfaite, devançant ainsi toutes les autres langues (voir Al-Muzhir, 1,30). Cela provient sans doute de la problématique très ardue de l'origine du langage, à laquelle nous  avons consacré un article de la catégorie "Questions linguistiques".

 


[1] Appartenant au groupe des langues araméennes, le syriaque désigne un dialecte d'araméen oriental et est considéré comme la langue des chrétiens d'Edesse. Il est issu de l'araméen parlé en Mysoptamie.



25/10/2013
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