LEXICARABIA

LEXICARABIA

Billétarisme et caractère fonctionnel de l'infixe en arabe

 

Abdelghafour Bakkali

 

« […] la nature n’a pas juré de ne nous offrir que des objets exprimables par des formes simples de langage ;[…] la transmission parfaite des pensées est une chimère, et […] la transformation totale d’un discours e idées a pour conséquence l’annulation totale de sa forme. Il faut choisir : ou bien réduire le langage à la seule fonction transitive d’un système de signaux : ou bien souffrir que certains spéculent sur ses propriétés sensibles, en développant les effets actuels, les combinaisons formelles et musicales, -jusqu’à étonner parfois, ou exercer quelque temps les esprits. »

Paul Valéry, Variété III, 1936, p.18

 

 

La première définition - ou interprétation – proposée par Fakhr ad-Din Al-Razi, فخر الدين الرّازي que l’on pourrait retenir dans cet article, confère au signe une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une valeur qu'il détient de sa propre « physionomie », ou de sa dimension formelle. Ce n'est plus le langage, dans son sens le plus large, qui est mis en cause par les philosophes et les grammairiens anciens, mais plutôt sa structure interne. Aussi Ibn Ginni a-t-il écrit, dans ce sens, que le langage est avant tout une simple « imitation  des bruits qui emplissent la nature » (Al-Muzhir, 1,7). Cette nouvelle interprétation conduit bon nombre de linguistes tant anciens que modernes à admettre que la base (asl أصل) ou encore la racine des mots est bilitère. Naguère, le Père Anastase Marie de Saint-Elie écrivit dans la préface de son livre De la formation de la langue arabe qu'à « […] l'origine de l'arabe, comme d'ailleurs de toute autre idiome, les mots, d'une seule syllabe, ont été des onomatopées. A cette unique syllabe en ont été bientôt adjointes une ou deux autres, selon la nécessité, afin qu’une nouvelle idée soit ajoutée à la première » (op. cit.5). 

 

Les lexicographes arabes anciens, ayant retenu dans leurs interprétations morphologiques le billétarisme, consacrent généralement l’une des section de leur dictionnaire à ce  type de mots, et qu’ils intitulent « Section des bilitères ». La plupart des lexèmes enregistrés dans ces ouvrages sont en définitive des onomatopées (voir GL, 1,13 et 1,173). Al-Khalil b.Ahmad, explicitant ce phénomène linguistique dans l’importante «Préface» de son dictionnaire, fait remarquer, à juste titre, que le verbe salla صَلَّ reproduisant le « cliquetis des rênes », liga:m لِجام, qu'on classait théoriquement et méthodologiquement dans la classe des bilitères « forts », et qui est une onomatopée, pourra, si l'on allège  ou atténue (takhfi:f  تخفيف)  ou si l’on fait répercuter la voix (targi:c ترجيع), aboutir à la forme salsala صلصل, redoublement de la racine primitive de salla صَلَّ, constitué initialement de deux contoïdes, ou encore d'une seule syllabe. Il en est de même pour le verbe sarra صَرَّ « striduler». Or, on obtient la forme sarsara صَرصَرَ qui reproduit le cri du faucon, comme si le cri de cet animal était une sorte de répercussion d’ondes (KA,  كتاب العين1, 55 sq.) 

 

Ibn Durayd, l’auteur de Gamharat al-Luga, enregistre, de sa part, dans la nomenclature de son dictionnaire, des onomatopées qui avaient une importance quantitative dans le langage arabe authentique. Dans une section consacrée aux lexèmes dont le signifiant et le signifié (lafdh et macna:) ont un rapport manifeste, c’est-à-dire qu’ils entretiennent entre eux une relation de motivation, Al-Suyuti, glosant Ibn Ginni, reproduit textuellement le postulats retenus par l'auteur des Al-Khasa:’is الخصائص concernant ce phénomène linguistique. Il cite également Sibawayhi, lequel avance que la signification d’un certain nombre d’unités lexicales émane directement de leur structure de surface. On pourrait citer, à titre d’exemple,  le schème facla:n فعلان qui véhicule spécifiquement l’idée de «mouvement », tels que les mots ghalaya:n غَيَلان «ébullition », ghathaya:n غَثَيان «nausée », naqaza:n «saut », etc. (voir Al-Muzhir,1,48). L' «intensification » ou le «doublement » de la tenue d’un son (tachd :d تشديد ) du second phonème du schème [fcl]  aboutit à la forme /faccala/ - augmentée donc d'un infixe - exprimant l’idée de «tension », tel que  le verbe farraha  فَرَّحَ «faire égayer», etc. (ibid.,1,49). Cela dégage le lien sémantique qui existe, dans certains cas, entre les deux faces d'un signe linguistique.

 

Le rapport du signifiant et du signifié est beaucoup plus net si l’on réduit les racines des items lexicaux analysés en bilitère. Or, une structure sémantique se précise. Des études, dans ce sens, ont vu le jour depuis les essais des premiers grammairiens arabes. L’auteur  de Al-Muzhir, se référant constamment aux Al-Khasa’is الخصائص, cite une série de mots trilitères dont la structure profonde est bilitère. Cette suite pourrait être figurée ainsi :

[ab1], [ab2], [ab3], [ab4], [ab5], [abn] 

 Les contoïdes [a] et [b] sont basiques, c’est-à-dire qu’elles forment le radical du mot bilitère ou encore sa racine primitive; alors que les phonèmes infixés représentés en chiffres /1/, /2/, /3/, /4/, /n/, changent suivant la valeur signifiante que l’on veut donner aux mots trilitères ainsi obtenus. Retenons que les sens attribués à ces termes ne varient que discrètement: l’idée de base reste implicitement incluse  dans le « mot dérivé », telles que  e. g. les racines Ö(kh)dm /خ ض م/ et Öqdm ق ض م//  qui ne se différencient que par le phonème préfixé au radical (/kh/ خ vs /q/ ق), admettent respectivement  le sens  «le fait d’ingurgiter des fruits ou des légumes faciles à broyer », tels le melon, le pastèque, le concombre, etc. La seule différence qui puisse exister entre ces deux termes, c’est l’opposition phonologique entre /kh/ et /q/. Dans ce cas, l’étude linguistique portera sur la pertinence de ces deux phonèmes.

 

Or les signes linguistiques, si variés et divers qu’ils soient, proviennent naturellement d’onomatopées formées originairement de deux contoïdes. On y a adjoint, par nécessité  pragmatique, d’autres phonèmes;  et ainsi le signe devient trilitère, quadrilitère ou quinquilitère, critères de classification qui étaient largement adopté par la lexicographie ancienne.

 

A l’instar de ces considérations morphologiques, les lexicographes exigent que le mot ainsi établi se superpose sur l’un des schèmes canoniques. Les phonèmes infixés à la racine bilitère modifient naturellement le sens de base, mais les nouveaux sens en restent largement dépendants (Voir Saint-Elie, Nuchu’ al-lugha l-carabiyya, 3). A l’exception d’al-Asfahani, l’auteur Mufradat Gharib al-Qur’anمفردات غريب القرآن  , tous les lexicographes arabes anciens avaient considéré le trilitère à finale intensifiée comme étant morphologiquement un véritable trilitère, parce que la contoïde intensifiée est la contraction d'un seul et même phonème. C’est pourquoi les arabisants ont adopté la thèse d'Al-Asbfahani en ce qui concerne le traitement du bilitère à finale intensifiée ; ils l’ont en effet classé parmi les bilitères, et non parmi les trilitères.

 

Certains linguistes modernes, membres notoires des Académies linguistiques  arabes, tels que A.-M. de Saint Elie, qui dès 1881 entreprit, avec beaucoup d’ardeur, la défense de la thèse du billétarisme, le Père Marmargi et bien d’autres encore, ont essayé de prouver la justesse de cette thèse en publiant de nombreux articles sur ce sujet. Ils se sont efforcés de démontrer, grâce à des exemples appropriés, qu’autour d’un « noyau bilitère » gravite un faisceau de signes qui en dépendent lexicalement et sémantiquement. 

 

Pour que notre étude revête un caractère exhaustif, nous aimerions reprendre ces exemples et les soumettre à une analyse plus approfondie. Et ainsi la structure morphologique et sémantique des vocables retenus se précise davantage. Nous essaierons, bien sûr, d’étudier cet aspect, assez problématique, du mot arabe, en lui appliquant les théories linguistiques et sémiotiques modernes, sans pour autant permettre  à cette réflexion  d’éclipser la pensée linguistique ancienne. Déjà Ibn Faris consacre Maqayis al-Lugha aux mots qui se regroupent autour d’une même racine bilitère.         

 

La racine bilitère /lm/ infixée des phonèmes /dد /, /t ط /, /thث /, /h ح /, /khخ / ou /kك /   générera les racines /ldm/, /lhm/, /ltm/, /ldm/, /l(th)m/, /l(kh)m/ et /lkm/ qui signifient toutes, avec cependant certaines nuances, l’«action de frapper, de donner des coups». Schématiquement, on aura :

 

[ L + D, T, (TH) +  H + (KH) + K] + [M] = « donner des coups » 

L + [x] + M ([x] étant l’un des 6 phonèmes affixés à la racine bilitère) 

Le tableau visualise donc la génération de racines trilitères dont le noyau sémantique est quasi sémantique.

 

Il en est de même pour les réalisations /rtm/ر ت م/ , /r(th)m ر ث م/ /, /rgm ر ج م //, /rdm ر د م//, /rsm ر س م //, /r(ch)m ر ش م //, /rdm ر ض م //, /rtm ر ط م //, /r(gh)m ر غ م //, /rqm ر ق م // et /rkm ر ق م // contenant l’idée de « battre » : x étant l’un des 11 phonèmes infixés à la racine basique. 

 

Or, si /LM/ constitue la base des mots obtenus par infixation, l’explication de la structure de ces unités lexicales réside, à coup sûr, dans les caractéristiques phonétiques et phonologiques de l’infixe. Au niveau phonologique, les sons /d د/, /t ط/, /t ت/, /(th) ث/, /h ح/, /(kh) خ/ et /k ك/ n’ont pas une valeur pertinente : ils ne modifient que partiellement le sens de base. Si, par exemple, en français, bas s’oppose à pas par la pertinence de /p/ et /b/ ; en arabe, les phonèmes infixés à la racine ne semblent pas, de prime abord, jouer ce rôle discriminatoire. Les linguistes arabes considèrent ces infixes comme étant de simples «supports »  à  la contoïde finale (ibid., 107).

 

Etudiés au point de vue phonétique, ces unités phoniques pourraient se répartir en deux catégories : on a d’abord des phonèmes articulés dans la partie postérieure de l’appareil phonatoire, ensuite, des phonèmes antérieurs. On obtient alors l’opposition suivante : /d د/, /t ت/, /(th) ث/, /t ط/ vs /hح/, /(kh خ)/, /k ك/. Des alvéolaires et des vélaires s’opposent systématiquement. La première série constitue des dentales /t/, /d/ et la spirante interdentale /(th) ث/ ; la seconde la spirante vélaire /h ح/, la spirante pharyngale /(kh) خ/ et la postpalatale /k ك/. Le choix de ces phonèmes infixés serait-il arbitraire ou motivé ? Leur adjonction à une racine basique a-t-elle une valeur fonctionnelle? S’agit-il là de ce qu’on appelle le «symbolisme phonétique » ? S’agit-il par ailleurs d’une intercalation nulle ? C’est-¬à-dire que le /h ح/ ou le /k ك/ infixés simultanément dans  la racine de base n’ont pas une fonction distinctive ? Le sujet parlant utilisera indifféremment l’une  ou l’autre unité distinctive sans que le sens ne soit altéré. 

 

Or, les phonèmes infixés cités supra ne marquent une opposition pertinente à l’intérieur de ce groupe de radicaux, alors que dans la langue cette opposition phonématique est une condition sine qua non de l’existence d’unités distinctives. Les traits distinctifs - ou encore les « particularités différenciantes » selon la formulation de Troubetzkoy - déterminent, d’après Bloomfield et Jakobson, pour chaque phonème l’affinité phonématique de chaque série. Le tableau suivant sera, à notre sens, beaucoup plus explicite pour ce genre d’opposition fonctionnelle :

 

 

Dد

Tت

Th ث

T ط

H ح

Kh خ

Kك

Labial

-

-

-

-

-

-

-

Alvéolaire

+

+

+

+

-

-

-

Vélaire

-

-

-

-

+

+

+

Nasal

-

-

-

-

-

-

-

Emphatique

-

-

-

+

-

-

-

           

Ce sont ces traits pertinents qui confèrent aux signifiants, formés suivant une structure lexicale motivée, une certaine autonomie. Si l’on analyse les données de cette grille, on pourrait obtenir ce que j’oserais appeler « harmonie consonante ». Les phonèmes infixés s’articulent au niveau alvéolaire ou vélaire. Les lèvres et le nez n’entrent pas dans leur réalisation. Bien que Saussure ait admis qu’un signe linguistique est « arbitraire », immotivé, parce que pour lui, «Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire […] » (voir Cours de linguistique générale, 100 sq.). Les lexèmes obtenus par infixation paraissent obéir à une « systématique » et s’incrustent dans un champ sémantique particulier. Dans le dictionnaire, ils occupent cependant des aires lexicales différentes. Cela étant, ils expriment des réalités plus ou moins identiques. Il y a donc une sorte de  rapport organique entre les sons et les sens. Dans le prochain article nous allons mettre l’accent sur la motivation linguistique, autrement dit, nous présenterons le rapport devant exister entre le sens et le son.



05/10/2010
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