LEXICARABIA

LEXICARABIA

L'infixation motivée en arabe

Abdelghafour Bakkali

 

 

L’unité, définie par sa valeur, est donc un fait objectif qui fait partie de l’ensemble de la langue, c’est-à-dire d’un système ou tout se tient. Une unité est définie par ses rapports aux autres unités du même système. C’est dire que le procédé par définitions individuelles, qui consiste à définir chacun des cas pris à part et en faisant abstraction du système, n’a aucune chance d’apporter le résultat désiré. A ce procédé atomistique il faut substituer une vue totaliste, qui fait du système à la fois le point de départ et le but dernier des recherches. On est encore loin de pratiquer un tel procédé, et c’est pourquoi une théorie des cas n’a pas encore été faite. Le procédé par définitions individuelles, inauguré dans l’antiquité (cf. p. 5) est encore de nos jours le procédé normal. La "syntaxe casuelle" de l’indo-européen, qui prétend définir les significations de chacun des cas, se borne à les prendre séparément et à procéder par une induction incomplète qui ne vise aucune synthèse. La méthode grecque est la méthode d’aujourd’hui (...) Mais les emplois doivent être expliqués par la valeur ; la valeur de chaque cas doit être définie par son rôle dans le système casuel; la catégorie casuelle doit être en dernière analyse expliquée par son rôle dans le système d’ensemble de la langue. 
Louis Hjelmslev, La catégorie des cas, 1967, p. 86-7 

   031449A1-8899-4DF5-A742-C43E7676B7EF.gif Du moment que la langue est considérée comme étant une véritable lutte pour l'ordre, les racines consonantiques arabes entretiennent d’évidents rapports avec le sens qu’elles ont censé véhiculer, par la nature même de l’ordre adopté. Les lexicographes anciens ont évidemment retenu des unités lexicales corrélées, mais ils ont évité de donner des précisions d’ordre morphologique. Al-Khalil b. Ahmad الخليل بن أحمد, pour ne citer que lui, enregistre tous les termes que génère la racine bilitère [RM ر م] dans son important dictionnaire Kitab al-cAyn كتاب العين.

   

     Dans Gamharat al Luga جمهرة اللغة, 1,456, Ibn Durayd, quant à lui, soutenant, dans sa « Préface » de son dictionnaire, ne recueillir que les unités lexicales  fréquemment utilisées, i.e. ceux qui appartiennent à l’usage courant. Il exclut de la liste les mots générés  [(CH)RM ش ر م], [(GH)RMغ ر م ] et [CRM ع ر م]. Il retient cependant [GRM ج ر م] comme étant l’équivalent de [SRM ص ر م] signifiant «dépouiller un palmier de ses dattes ». Il définit [(KH)RM خ ر م] comme un écart métrique où il est question de l’ «amuïssement d'une syllabe» (ibid., 1,521)  et [HRM ح ر م]  signifie «désespoir » (ibid., 1,591).

 

    Les objectifs que se fixent les lexicographes anciens semblent, à bien des égards, se réduire presque exclusivement à la collecte du lexique arabe authentique, celui utilisé par les Arabes détenteurs de la saliqa ou «compétence discursive », sans pour autant attacher une grande importance à la néologie ou à l’emprunt quoique leurs ouvrages contiennent des mots que l'arabe a importé des autres idiomes et ceux aussi dont le sens est inconnu des locuteurs natifs.
    L'analyse phonémique des lexèmes n'est pas, pour eux, une fin en soi, mais simplement un moyen qui leur permet d’attester l’authenticité du lexème retenu. Ils signalent parfois des incidences phonétiques, lexicologiques et sémantiques. Mais leurs remarques ne sont pas suffisamment explicites, parce que les conditions ne sont pas totalement réunies pour une telle approche. 


   Dans la matrice suivante, voyons maintenant comment se répartissent les phonèmes préfixés à la racine radicale bilitère [RM ر م] :

 

 

/ث/

/ج/

/ح/

/خ/

/ش/

/ص/

/ع/

/غ/

Labial

-

-

-

-

-

-

-

-

Dental

+

-

-

-

-

+

-

-

Palatal

-

+

-

-

+

-

-

-

Vélaire

-

-

-

+

-

-

-

+

Pharyngal

-

-

+

-

-

-

+

-

Occlusif

-

-

-

-

-

-

-

-

Nasal

-

-

-

-

-

-

-

-

Emphatique

-

-

-

-

-

+

-

-

 

Matrice visualisant les phonèmes préfixés à une racine bilitère basique.

 

     Cette matrice spécifie les traits distinctifs qui caractérisent chacun des phonèmes ayant été préfixés à la racine [RM].  C'est ainsi donc que surgissent les caractéristiques du système phonologique de l'arabe ancien. La formation du trilitère - qui constitue le fondement morphologique du mot arabe - reçoit systématiquement des consonnes adjointe à cette racine de base qui est fondamentalement bilitère. Ces phonème ne semblent pas arbitraire ; ils résulteraient eu égard d’un  «choix» qui relèverait de ce qu’on pourrait appeler «symétrie acoustique» : la racine initiale bi-phonémique reçoit des unités augmentatives réalisées à différents niveaux du trajet articulatoire, mais suivant une «logique» articulatoire fort pertinente voire une eurythmie remarquable.
  La matrice laisse apparaître en fait cette symétrie qui est obtenue par le rapprochement phonémique des éléments intégrés  dans la racine de base : /ث/ - /ص/ ;  /ج/ - /ش/ ; /ح/ - /ع/. Ces productions phonétiques, issues d'un seul et même bilitère, s'inscrivent morphologiquement - voire sémantiquement - dans une aire linguistique spécifique. Elles appartiennent  de ce fait  à une «famille », et devaient être traitées comme telles.

 

     Un autre exemple, la racine [NB(B)] «pousser un cri aigu » pourrait recevoir des suffixes sans pour autant perdre son sens originel. Les créations obtenues par l’adjonction d’un suffixe - dépendant pour une large part de cette racine bilitère de base-, acquièrent naturellement des acceptions plus étendues, plus spécifiques. Les lexèmes, qui dérivent par ailleurs de ces productions trilitères, voient leur aire de signification s'élargir si bien que souvent le sens initial s'éclipse. Des sens contextuels viennent élargir davantage cette gamme lexicale et donnent au mot arabe une grande extension d’emploi (cf. la synonymie dans le système linguistique de l’arabe ancien).  Les créations lexicales générées acquièrent suivant la place qu’elles occupent dans la chaîne du discours des emplois sui generis. Pierre Guiraud, La sémantique, 1983, p.31, écrit à peu près dans ce sens que « Le sens de base et le sens contextuel ne se superposent pas; il y a toujours un seul sens dans une situation donnée, le sens contextuel; au mot dans son contexte correspond une seule image conceptuelle. ». Les lexèmes arabes produits à partir d’une racine bilitère dépendent à la fois du sens initial véhiculé par cette structure bi-phonémique, et des différents sens acquis dans des contextes donnés lorsque la base bilitère reçoit des affixes augmentatifs.

 

      Les formes [NBTن ب ط ], [NBc ن ب ع] et [NB(GH)ن ب غ ] ont en commun le signifié «jaillir; sourdre (eau)», mais la première acquiert un sens contextuel qui ne se différencie que légèrement du sens de base : [NBT ن ب ط] signifie «puiser (de l’eau) ». Les autres formes [NBSن ب س ] (avec un /s س/ ou son correspondant emphatique/ص/, [NB’ن ب أ ], [NBT ن ب ت] et [NB(TH)ن ب ث ] ont acquis des sens contextuels :[NBSن ب س] reçoit la signification d’  «émettre des voix ». Mais si l'on substitue au phonème suffixé /s/ l'emphatique /s ص/  correspondante, on a le sens «piailler »; [NB’] « se déplacer », il s’agit donc d’un verbe de mouvement ; [NBTن ب ت] est transitif direct admettant un complément animé ou non-animé : il signifie «croître, pousser». Mais la forme [NB(TH)ن ب ث ] a le sens de « déblayer un puits », etc. 

 

 La matrice suivante visualise davantage la valeur phonologique des unités suffixées : la nuance de sens - ou sens dérivés - provient de la fréquence d'usage de l'une ou l'autre forme. 

 

 

ء

ت

ث

ج

ح

خ

ذ

ر

ز

س

ش

ص

ض

ط

ع

غ

ق

ك

ل

ه

آ

dental

-

+

+

-

-

-

+

-

-

+

-

+

+

+

-

-

-

-

-

-

-

palatal

-

-

-

+

-

-

-

+

-

-

+

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

vélaire

 

-

-

-

-

+

-

-

-

-

-

-

-

-

-

+

+

+

-

-

-

pharyngal

-

-

-

-

+

-

-

-

-

-

-

-

-

-

+

-

-

-

-

-

-

laryngal

+

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

+

+

latéral

-

-

-

-

-

-

-

+

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

+

-

-

emphatique

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

-

+

+

+

-

-

-

-

-

-

-

Matrice explicitant les phonèmes suffixés à une racine bilitère basique

 

        Ces champs morphosémantiques, selon la formule de Guiraud, autrement dit ce réseau d'associations formelles et sémantiques entourant chaque mot dérivé de la racine commune déterminent l'existence de l’«histoire sémantique» de ces formes. Les racines basiques [LM], [RM] et [NB] étudiées supra, seraient-elles de ce fait issues d'un fonds primitif sémitique ou étranger ?

  Le Père Marmargi, membre de l'Académie de Damas et partisan déclaré du billétarisme, a étudié cet aspect philologique dans des articles publiés régulièrement dans la revue de ladite Académie, et regroupés, par la suite, dans son important ouvrage La lexicolioge arabe à la lumière du billétarisme de la philologie sémitique. L'auteur a essayé de démontrer, grâce à une étude comparée, que le trilitère, ayant un caractère fondamental dans la conception philologique arabe, est issu essentiellement d'un bilitère attesté dans la quasi totalité des langues sémitiques. La racine radicale [‘M أ م], par exemple, signifiant «élévation; lucidité », admet la consonne suffixée /r/. Or on obtient le trilitère assez fréquent dans le langage arabe [‘MRأ م ر ] qui est une combinaison intentionnelle d'une racine bilitère et d'un élément infixé, préfixé ou suffixé. Cette forme se retrouve dans différentes langues sémitiques : on a, à titre d’exemple, amara «commander; diriger » et ses dérivés en arabe, *emer en araméen avec le sens de « dire, raconter », *amar an hébreu avec, à peu près, le même sens ; les dérivés hébreux amir signifie «sommet d'une montagne » et l'inaccompli *yetamru « s’enorgueillir »; l'accadien*amaru «dire », l’éthiopien *amara « présager, prédire » et *amir  « jour, matinée ».

  Il en est de même pour la racine [HMح م ], avec sa variante [(KH)Mخ م ], exprimant « chaleur » et la racine [SGس ج ]  dont la variante est [SGص ج ] : la première est suffixée par /r/, la seconde infixée par le même phonème ; on a [SGRس ج ر] et *[SRGص ر ج ]. Les radicaux [HMح م ] et [(KH)Mخ م ] peuvent recevoir la contoïde suffixale /r/ : on a donc les réalisations suivantes : [HMRح م ر ] «gratter ; s’enivrer», *[HMARح مَ ر ] en syriaque avec plus ou mois la même signification, d’où dérive *[HAMRA :حَ م را ]hamrā ; « vin » ; l’hébreu *[HĀMARحا م ر ] et [HĒMER حي م ر] ; *[HAMARAحَ م َ رَ] signifie «rougir » en éthiopien et *[HAMERUحَ م ِ رُ ] avec le sens de « disparaître ». La racine [SGس ج ]  ou [(CH)Gش ج ], augmentée de l'infixe /r/ signifient respectivement «tresser ses cheveux » (saragaسَرَجَ ) et «mentir, couper le vin avec de l'eau» (charaga شَرَجَ).  En hébreu, on a [*sārag], [*srāg] en syriaque. La même racine est employée en éthiopien *garāt qui désigne « filet de pêcheur».  

 

     Le Père Marmargi essaie de démontrer, par le choix de ces exemples, l’importance d’une telle investigation morphosémantique qui reconnaît une dépendance quasi constante voire organique du trilitère et des formes bilitères «motivées». Cette motivation morphosémantique, bien qu'elle explicite des données linguistiques évidentes, soulève partant un certain nombre d'objections.
 
    Certains linguistes refusent d'admettre qu'il y ait systématiquement une relation, de quelque nature que ce soit, entre signifiant et signifié. Mais ils reconnaissent seulement une relation conventionnelle, voire accidentelle entre les deux faces du signe linguistique. Ils s'appuient en cela sur la diversité de nomination : comment faras, equus, cheval, horse, caballo, pferd, etc. désignent-ils le seul et même animal ? Ou renvoie-t-il à des signifiants assez différents ?
Et ainsi on pourrait retenir que l’explication systématique  par unité bilitère et augment affixal serait, à bien des égards, réservé à un secteur précis du lexique de la léngue. «La correspondance entre signifiant et signifié n'est ni naturelle; ni arbitraire, mais sociale ; elle n'est pas conventionnelle mais pratique. Tout mot a un champ de signification dont le centre, la base, est constitué par le concept d'une réalité matérielle ou sociale. La nature de ce concept est déterminée par la pratique. » (Voir K.J. Hollyman, Le vocabulaire féodal, 13).  

 

        L'arbitraire du signe «immotivé », qu’il soit bilitère ou trilitère, est chose acquise depuis Ferdinand de Saussure ; lequel précise dans ses Cours de linguistique générale, 208, que « Si par rapport à l'idée qu'il représente, le signifiant apparaît comme librement choisi, en revanche, par rapport à la communauté linguistique qui l’emploie, il n'est pas libre, il est imposé». On est donc devant une affirmation à double versants : mot choisi librement et imposé par la communauté linguistique. Le débat est ouvert.

 

     Les Pères Marmargi et Anastase, défenseurs du billétarisme - donc de la motivation – cherchent, avant tout,  comme d’ailleurs, et bien avant eux, tel Ibn Durayd, à élargir le domaine de la langue décrite et de la rattacher naturellement à des langues issues du rameau sémitique,  parfois même indo-européen. Ils essaient surtout d’insister plus particulièrement, dans leurs travaux comparatistes, sur les fameux «universaux linguistiques », afin que se dégage le rapport qui existe, à des époques données,  entre différents idiomes;. Et ainsi pourrait-on reconstituer la langue primitive. Ces vocables témoignant, en quelque sorte, du caractère motivé du langage et dégager son évolution à travers les âges.
Mais il y a parfois une digression flagrante dans les études de ces éminents chercheurs, surtout en ce qui concerne l’origine du signe linguistique. Dans son Al-Nuchu' النُّشوء, le Père Anastase, féru des études comparées des langues, consacre ure bonne partie de cet ouvrage à l'analyse étymologique des mots arabes étudiés. Il les rattache souvent à des étymons grecs ou latins. Ce qui est une entreprise délicate et fort audacieuse. 

 

    Certains linguistes contemporains paraissent proposer une autre explication concernant le trilitère issu morphologiquement du bilitère. Ils font remarquer que le mot sémitique, génétiquement bilitère, retrouve sa  véritable structure lorsqu'on le compare à ses dérivés : le syriaque [*sab] « border ; longer », dérivant de [SB], présente dans [*sabbu :ti]  « j'encadre »,  la séquence /-bb-/. Or, la racine est [SB(B)], bilitère à finale intensifiée. La séquence /-bb-/ ­pourrait être séparée par un /a/ ; on obtient donc -bab- dans [*sababti]  (Notez la persistance du phonème /b/ dans les deux cas). On a aussi le syriaque [*biz] «piller » qui voit le /z/ final se doubler dans [*bezzer]  « je pille» et [*bezzat]  «elle pille » : la racine radicale est non pas[BZ], mais [BZ(Z)]. Le même phénomène se produit pour [*lēb]  «cœur » hébreux : le /b/ est doublé dans [*lebbi] «mon cœur »), etc.

 

    L'infixation est donc l'ajout d'un élément au mot ou au radical en vue de la formation d'un dérivé. L'affixe adjoint à la radicale génère des unités lexicales nouvelles et pourrait renseigner, dans certains cas, sur la signification du mot généré. En arabe, l'affixe a plutôt une fonction sémantique. Certes, il crée des mots nouveaux, mais il a surtout la vertu d'élargir de façon remarquable le champ morphologique de l'unité créée. Dans certains cas, la racine reçoit en parasynthèse un préfixe et un suffixe. Le mot ainsi obtenu produit d'autres unités qui s'inscriraient dans une  autre catégorie de lexèmes. De même, ce champ lexical, par dérivation régressive ou inverse, est frappé par la disparition pure et simple de l'un des affixes. Un autre phénomène contribue à l'extension lexicale : un mot change de nature grammaticale par dérivation impropre ou implicite. mais dans tout ce processus, l'infixation en arabe est porteuse de motivation. Le mot formé par l'adjonction d'un affixe pourrait aisément être corrélé, dans sa structure profonde, avec le sens qui lui est inhérent.


 



18/11/2013
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