LEXICARABIA

LEXICARABIA

Le rapport son/sens ou la "motivation linguistique"

 

Abdelghafour Bakkali

 

 

« Tout infixe a pour fonction essentielle de modifier le point de saisie d'une notion […] boiter, modifié par la quantité de notion exprimée par -ill- donne boitiller, « ne pas boiter exactement. » 
B. Pottier, Systématique des éléments de relations, Klincksieck, 1962, p.179
 
 
 

 

 

Le processus d’infixation nous amène stricto sensu à réfléchir sur le rapport devant exister entre  le son et le sens qui lui est inhérent, phénomène  longuement débattu par les linguistes. Par l'adjonction de ces éléments contoïdaux à une racine de base essentiellement bilitère, on produit des « signes vocaux motivés ». «Sont motivés tous les mots dont la forme n'est pas purement fortuite aux yeux du sujet parlant », précise le linguiste hongrois Stephen Ullmann dans son Natural and Conventional signs. (Brill, 1975). La motivation, au sens linguistique du terme, fut soulevée dès Héraclite. Celui-ci soutenait qu'il y  a un rapport direct, presque organique, entre le sens d'un mot et sa sonorité : le son [i], par exemple, exprime la «légèreté », [t] et [d] l'«arrêt », etc. Dans ses recherches expérimentales sur le symbolisme phonétique au C.N.R.S (1970)), J.-M. Peterfalvi fait en outre remarquer qu'aux XVIIe et XVIIIe, on parlait déjà de « racines motivées » : l'Abbé Copineau note que «L'impression de la couleur rouge, qui est vive, rapide, dure à la vue, sera très bien rendue par le son [r] qui fait une impression analogue sur l'ouïe.» (Voir Baylon & Fabre, 1986, La sémantique, p. 153). Le linguiste comparatiste Maurice Gramont, dans son Traité de phonétique (1933 et 1960), a également soulevé le problème du rapport son/ sens. Le sens serait, d'après lui, apparenté au son qui l'exprime.

 

Les racines [LDM] [ل د م], [LTM][ل ت م], [L(TH)M] [ل ث م], sont-elles donc motivées, i. e. porteuses du sens « battre, donner des coups » ? Une « impressivité », selon la formulation de Gramont, qui est une mise en relief par la forme pour obtenir un sens inhérent à cette sonorité ; autrement, elle la capacité qu'a un signe pour évoquer des bruits. Cette « motivation » marque-t-elle les racines citées supra ? Gramont attribue au son [a] le pouvoir d'évoquer un «bruit éclatant »… Ce même [a] est répété trois fois dans les verbes qui dérivent de ces racines radicales. Reste à savoir si les contoïdes qui composent ces réalisations ont les mêmes caractéristiques ?

 

Ces explications phonétique qui restent malgré tout hypothétiques ne retrouvent pas cependant d'audience auprès de la quasi unanimité des linguistes modernes qui refusent d'admettre qu'il y ait systématiquement attraction son/sens à travers l'enveloppe consonantique ou vocalique des signes linguistiques. Ils proposent, de leur côté, une explication structuraliste. Ils voient dans les mots ou monèmes une sorte de strate à différents niveaux : le plan de l'expression ou signifiant et le plan du contenu et signifié. Le niveau de l'expression, à l'exception de certains vocables très limités, ne véhicule pas directement le «contenu » ou la signification. La signification du lexème est obtenue par des opérations plus complexes. Ils reconnaissent par ailleurs que le mot est décomposable en unités minima non signifiantes, les phonèmes, mais qui ont une fonction distinctive dans la chaîne du discours. 

 

Or les phonèmes intercalés dans la racine ÖLM  n'ont pas, comme nous l'avons déjà suggéré, cette fonction distinctive : ils ne modifient que discrètement  le sens initial. C'est pourquoi, Roman Jakobson, dans ses Six leçons sur le son et le sens, 1976, p.104, admet, de sa part, une certaine dose de  la motivation phonétique. Il écrit à ce sujet : « Le symbolisme des sons est une réalité indéniablement objective, fondée sur une connexion phénoménale entre différents mondes sensoriels, en particulier entre les sensations visuelles et auditives.»

 

Si, par exemple, la théorie de la motivation phonétique ne résout que partiellement le phénomène de l'infixation en arabe ancien, on est en droit de se demander si cette variété synonymique serait issue de la diversité des dialectes ou parlers bédouins. L'arabe ancien est avant tout une langue hybride - une koïnè – dont on avait renforcé le système lexical grâce à un apport divers et diversifié. La pluralité des signifiants pour un signifié unique est largement exploitée en arabe classique.

 

Il n'est pas toujours nécessaire de recourir à la motivation « directe et naturelle » pour expliquer la dépendance sémantique existant entre des mots dont la structure se réfère à une systématique. Les dictionnaires anciens nous offrent en effet une gamme d'items lexicaux infixés : on pourrait citer, à titre d'exemple, les mots qu'a étudiés le Père Anastase Marie de Saint Elie dans son Nuchu :' نشوء اللغة العربية ونموُّها واكتهالها. La racine ÖRM, préfixée des phonèmes /th ث/, /g ج/, /h ح/, /kh خ/, /ch ش/, /S ص/, /Cع  /, /gh/ / غ / génère les racines [ث ر م], [ج ر م], [ح ر م], [خ ر م], [ش ر م], [ص ر م], [ع ر م], [غ ر م]. Elles véhiculent toutes l'idée de « couper ». Schématiquement, on aurait : (p) + [a + b] (a et b sont les contoïdes radicales et p étant le préfixe ou phonème préfixé). La racine initiale [RM] se présente aussi, en arabe ancien, sous la forme [RMM] [ر م م]  à finale intensifiée, ayant le sens de « pourrir, s'user ».

 

Comment se répartissent alors les phonèmes dans ces unités lexicales ? La grille suivante montrera que les phonèmes préfixés à la racine ÖRM se répartissent en 4 classes phonémiques :

-          2 dentales dont l'une est emphatique,

-          2 palatales,

-          2 vélaires,

-          2 pharyngales

 

Or, on a les racines couplées suivantes :

-  [ث ر م] / [ص ر م]

[ج ر م] / [ش ر م]

- [خ ر م ] / [غ ر م ]

-  [ح ر م] / [ع ر م]

 

Nous pourrions rappeler la célèbre formule de Trier qui disait qu'une langue est « une véritable lutte pour l'ordre ». Cet ordre est également manifeste dans la production des sons d'une langue. Dans son livre La vie sociale des sons du français (L'Harmattan, p.8), François Wioland notait dans ce sens que « Tous les sons que nous percevons sont « interprétés » par notre cerveau qui leur attribue une signification : tel bruit bruit évoquera « une voiture », tel autre « les pas de l'être aimé », peu importe que ce soit vrai ou faux. » C'est notamment dans cette perspective que nous allons essayer de formuler les quelques remarques qui s'imposent concernant la suite des racines arabes citée supra. Si la spirante interdentale ث/ est passée en arabe ancien - et cela dans de nombreux cas - à la labiodentale /ف/, on apprend aussi qu'elle change en /س/ (voir Jean Cantineau, Etudes de linguistique arabe, 1960, p.41). La spirante sifflante pourrait, du moins dans certains dialectes anciens, s'emphatiser, surtout au voisinage de certains phonèmes, comme la liquide /ر/ par exemple. Pour les racines [ث ر م] et [ص ر م], les phonèmes préfixés /ث/ et /ص/  sont-ils interchangeables ? Ou s'agit-il seulement d'une « motivation paronymique » ? Autrement dit, est-il question de la confusion de deux formes identiques ? Ou s'agit-il plutôt d'une « motivation interne », puisque les vocables dérivés de la racine √رمont une relation génétique à l'intérieur du système linguistique?

 



20/02/2013
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