LEXICARABIA

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La lecture de la BD. Quelle démarche ?

 

Abdelghafour Bakkali 

 

 

 On souffre de n'être jamais qu'une utilité du monde, et notre vie fait trop souvent penser à ces dessins animés du cinéma, à ces silhouettes qui se font et se défont sans raison apparente, et comme si une main invisible et toute-puissante s'amusait à les former pour ls effacer aussitôt. 
Guéhenno, Journal d'un homme de 40 ans, 1934, p.101

 

 

Après avoir présenté dans l’’article précédent les éléments caractéristiques des BD susceptibles d'aider à la lecture et la compréhension du code iconique utilisé par ce type de créations artistiques, je continue à définir les contours de la bande dessinée; autrement dit, les ingrédients de tels supports afin que l'entrée dans la BD ne souffre pas de modalités favorisant sa lecture attentive. Je ne parle pas des BD de consommation ou celles qui s'efforcent par tous les moyens à railler des cultures et des croyances des peuples qui sont différents et ne s'alignent pas sur la soi-disant liberté d'expression farfelue et insidieuse,  épée de Damoclès levée chaque fois que des dérapages sont perpétrés contre des communautés socioculturelles et religieuses en situation minoritaire ou offensées par le caractère belliqueux et hargneux de certains organes spécialisés dans la publication de BD scandaleuse. Certains pensent, au contraire, que les fondements même de ces dessins sériels seraient eu égard la mise en exergue de ces pratiques culturelles et ces us et coutumes. Je dirais tout simplement que l'art sérieux a la vertu de rapprocher les hommes si différent soient-ils et non de les opposer par des pratiques irresponsables et discriminatoires. Il a aussi la fonction primordiale d‘œuvrer pour la paix, l’amour, et non pas ouvrir des fronts d’affrontement contre les autres.


      Méditer avec moi cette réflexion d’Etienne de Senancour : «Quand la tourmente s'annonce sur les mers orageuses, le pilote appelle son art, et son art lutte contre la tourmente. Quand le calme le saisit sur les plages de la Pacifique, il n'est plus d'art, plus d'effort, on se consume lentement, on périt dans abattement, c'est un calme de mort. » (cf. Rêveries, 1799, p.81). Des dessinateurs appartenant à ces milieux perturbateurs, travaillant sous la houlette d’un impérialisme belliqueux et sans foi ni loi, ou encore se laissent bercer par une intolérance somme toute pathologique, ne semblent fournir aucun effort pour faire de l'art, rien que de l'art sans tomber dans les filets de l'Euro ou du Dollar, ni non plus dans un comportement communautaire excentrique. Ils se consument lentement comme le dit Senancour. Leur produit reflète néanmoins une haine et une bassesse injustifiées contre autrui, parce que l'art n'accepte jamais qu'on l'aiguille. Il libère et se dresse constamment contre tous les jougs pécuniaires et contre toute ressource fesse-mathieu.

 

Bref, la BD, art du temps et de l'espace, emploie systématiquement un code iconique et un code graphique. Le rapport devant  exister entre ces deux codes sont en étroite relation. On montre par le biais du dessin expressif et on le verbalise. Le pictural et le verbal cohabitent ensemble et véhiculent le message entretenu par la succession de ces dessins et de ces paroles. Ces deux codes, qui sont en quelque sorte l’envers et l’endroit du visuel et du verbal, se complètent mutuellement et sont eu égard interdépendants. L'artiste veille essentiellement sur la qualité de l'image et la concision du langage, souvent choisi,dans les méandres des événements. Or, la lecture des BD exige la reconnaissance du fonctionnement de ces deux principaux ingrédients iconiques et graphiques.

   

            La BD se distingue particulièrement par la combinaison de l'image et du texte. Cette combinaison se réalise à des niveaux différents, mêlant les relations fonctionnelles et les relations spatiales. C'est d'abord une relation assurée par un texte continu ayant tous les caractéristiques du récit : le dialogué (bulles), le narré et le décrit (récitatifs). Ce texte est «intégral » et se suffit à lui-même. Les images ne sont que des suppléments, des illustrations. Les vignettes pourraient par ailleurs constituer  une histoire autonome et compréhensible. Notons ensuite que le récit en images et le texte restent, malgré tout, très dépendant l'un de l'autre, parce que le texte traduit ce que l'on voit. Le visuel et le verbal constituent le récit que l'on cherche à raconter. Le texte enfin complète l'image. Les récitatifs donnent en effet des indications spatio-temporelles, des commentaires utiles pour une lecture méthodique de l'histoire en BD.

 

   Soulignons dans la même perspective que la BD est un moyen de communication au même titre que les autres productions. La BD de communication pourrait de ce fait être conçue pour la transmission de messages de nature instructive (promotion de sites, prévention sociale, pédagogie, publicité, propagande, etc.) Ainsi Chante a-t-il visualisé cet aspect de la BD de la façon suivante (cf. Chante, op. ct., f.64):

 

 

 

(c)

(E)  →  (R)

(m)

 

 

 

       (E) renvoie à l'équipe de production des  BD (émetteur complexe : auteur et éditeur), (c) au canal (journal ou album ou tout autre support d’émission), (R) au lecteur (consommateur, entre autres), et (m) au message véhiculé par le support iconique (contenu de la BD). Ce schéma permet eu égard la lecture et la compréhension du contenu de la BD. La lecture est donc orientée vers l'identification de ces facteurs essentiels des BD. Vient ensuite la reconnaissance plus ou moins précise de l'émetteur, du récepteur, du médium. Une fois reconnus, ces trois facteurs nous conduisent vers le décodage du contenu du support lu.

 

      Cette pratique, issue du schéma de communication canonique, pourrait être utilisée dans les séances de lecture en classe de langue, en l'occurrence le FLE.  Les textes-supports en BD pourraient être une séquence pédagogique active : les manuels en usage dans notre enseignement s'en servent comme simple support à la communication ou à tout autre activité de classe. Cette restriction semble minimiser ce type de production ; ce qui est une erreur. Les BD, choisies en fonction de leur qualité pédagogique et de leur faisabilité, sans oublier bien entendu le bon aloi qui devait caractériser ces supports didactiques, sont beaucoup plus expressives que les textes écrits qu'on rabâche dans nos écoles. Les supports de lecture doivent être diversifiés pour que les apprenants lecteurs soient motivés et intéressés à apprendre. Rappelons aussi que les supports en BD ne servent pas exclusivement à des séances de lecture, mais ils peuvent être étendus à d'autres activités écrites ou orales. Il s'agit en fait d'apprendre à comprendre le fonctionnement la BD en confrontant in situ l'outillage employé pour la production de la BD et le verbal qui lui est annexé : lire, comprendre et même produire. Dans la pédagogie intégrée, ce type d'activité riche et stimulante pourrait être un champ d'investigation et de créativité dune grande utilité pour l'enseigné. L'enseignant aussi en tire profit parce que ces pratiques pédagogiques l'extraient, du moins en marge de ces activités officielles, de la grisaille de son quotidien lassant et des démarches habituelles excédantes.

       Chante envisage trois relations binaires entre enseignant émetteur et apprenant récepteur : on a schématiquement la triade dont les pôles pourraient être alternés selon les visées de l'échange :

  

 

 

 

 

 

 

    Ce schéma pourrait être inversé dans tous les sens : que ce soit la BD, comme activité pédagogique, qui crée cette relation, ou encore l'apprenant médiateur ou le professeur médiateur, l'essentiel est que ce médium acquiert droit de cité dans le cursus d'enseignement, en l'occurrence l'enseignement de L2. La BD reste donc une discipline, un document, un support aussi important que les autres supports utilisés dans les différentes activités de classe.

 


P  →  A : Cette relation existe, mais il est souvent remise en question et améliorée.

P → BD : L'enseignant est appelé à avoir une connaissance suffisante mais fonctionnelle de la BD afin que son enseignement soit rentable.

E → BD : Le «savoir » de l'enseignant est transmis, dans des activités pédagogiques, à l'apprenant qui apprendra à lire, au sens fort du terme, voire à goûter  la lecture de la BD .

 

 

Observez texte et image et dites si ces deux codes sont redondants et si leur succession pourrait favoriser le déclenchement d'une activité pédagogique. Ce support serait-il en mesure de motiver les élèves et les inciter à identifier les participants de l'action du strip. 

 

 

 

 

 

De même, un autre strip pourrait favoriser la production du verbal. L'écrit est donc au centre de l'activité pédagogique ciblée.

 

 

 

 

 

 

Puisque les messages iconiques (s'appuyant sur un code faible par rapport aux signes conventionnels), selon Umberto Eco (Voir lector in fabula, Grasset, 1985)[1], procèdent d'une sémantique structurée, des grilles de lecture permettent à l'apprenant de saisir le message véhiculé par la BD, de développer, par conséquent, ses compétences de compréhension et de production de texte. On peut avoir, par exemple, une grille pour l'analyse des composantes essentielles de la BD (texte et image), une grille de ses éléments constitutifs (vignettes, bulles, strip, planche, plans, etc.), une autre grille de la forme et du contenu des bulles, des personnages (héros, opposants et adjuvants), du détail vestimentaire (rôle emblématique, révélateur social, indice historique, etc.) du style et du message du support étudié, etc. Il s'agit en somme d'une analyse quantitative et qualitative de la BD.


[1] La lecture de  cet article pourrait contribuer à une définition d'un véritable lecteur, de ses relations avec le texte et du mode d'interprétation suggéré :

http://litterature.inrp.fr/litterature/dossiers/theories-litteraires/reception/eco

 



05/10/2012
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