Les visées du discours narratif
La revalorisation actuelle de l’analyse et de la compréhension du discours narratif tend à remettre en cause les recherches narratologiques classiques. Le récit romanesque n’est plus considéré comme un passe-temps superficiel, un plaisir des « femmes de chambre », arrangé à la façon d’une pièce de théâtre en trois actes, mais comme un moyen de communication qui a la vertu d’informer et de persuader voire de modifier le comportement du destinataire. Le dire narratif entrainerait, selon cette perspective de lecture studieuse, le faire du destinataire. Partant, le récit s’inscrirait ipso facto dans la démarche de l’analyse sémiotique du discours. Cette nouvelle approche narratologique trace en effet une ligne de démarcation entre la signification primaire « correspondant globalement au minimum de compréhension effective » et la signification secondaire « de nature plutôt encyclopédique » (J. Courtés, Analyse sémiotique du Discours, 1991 : 60-61). Il s’agit, pour l’une, d’une compréhension « standard » qu’un large public serait en mesure de saisir, somme toute une « appréhension moyenne », et, pour l’autre, une sorte dilatation du sens que concrétise une lecture plus approfondie du récit. Ce mode d’intelligibilité des différents matériaux narratifs abandonne, du moins implicitement, les pratiques de l’analyse normative au profit d’une investigation qui part du principe que le produit narratif véhicule un savoir sur l’état d’une société ou développe une psychologie individuelle susceptible d’embrasser un champ d’un intérêt capital pour la compréhension de l’humain. La condition de textualité se référant, en théorie, à cette démarche pragmatique, emprunte ses outils d’analyse à l’art de la communication. Dès lors, le producteur-énonciateur du message n’est pas exclusivement le romancier, quelles que soient sa présence sur la scène de l’écriture romanesque et l’originalité de son talent, mais un producteur complexe qui cherche délibérément à entrer en communication avec un lectorat spécifique, ou encore il essaie, à travers une stratégie discursive, à informer l’énonciataire sur des comportements observables que stimulent eu égard des agents extérieurs, ou traduisent un état d’âme bouleversé par un drame vécu intérieurement ; autant donc de stimulus intra- et interindividuels favorisant une description physique et psychique du sujet soumis à l’observation attentive du producteur du discours. Ainsi incarne-t-il les croyances, les motivations, les désirs, les intérêts de la communauté des humains à laquelle il appartient et pour laquelle il écrit. Et par le biais de cette exposition conçue de manière intentionnelle et spécifique, il renseigne objectivement son destinataire, et essaie partant de le persuader de la justesse ou de la fausseté de la « thèse » développée en filigrane dans son texte. Il s’ingénie en outre à diffuser un savoir et savoir-être sociétaux que conditionnent des réactions générées par des rapports de dépendance ou d’agressivité que tissent les acteurs sociaux entre eux selon les circonstances. Et ainsi le processus narratif mettra-t-il l’accent sur des idiosyncrasies particulières que manifestent des personnages mis en scène. Ils entretiennent alors des relations de bienveillance, d’animosité ou d’indifférence avec leur entourage. Or, le récit, considéré comme vecteur d’information ou comme support de communication par excellence, véhicule souvent dans ses menus détails, « […] un message si profondément ancré, comme vérité ou comme désir, dans la mémoire collective […] » (Kibédi Varga, 1989 :71).
Ceci dit, le texte narratif n’est plus perçu comme une entité uniforme à la manière proppienne, élaboré suivant un canon souverain qui est susceptible de générer des productions narratives normalisées, c’est-à-dire pouvant aisément se superposer sur une matrice unique, une structure universelle qui est a fortiori une forme élémentaire de la narrativité. Ce modèle conventionnel repose, entre autres, sur la dichotomie manque initial ou « ouverture » et liquidation du manque ou « clôture » marquant la fin de l’histoire, et une situation intermédiaire déroulant les différentes péripéties. C. Bremond considère, de sa part, le récit comme étant la succession de dégradations et d’améliorations, de passage d’un état disjonctif à un état conjonctif ou inversement. Mais, cette pratique textuelle uniforme délaisse la dimension sémantique et pragmatique du récit au profit d’une analyse formelle foncièrement abstraite. Les contes de fées ne pourraient en aucun cas constituer un corpus suffisant pour une telle conclusion. « Le récit unique d’un certain structuralisme est, en revanche, un récit qui ne renvoie à rien, il est une structure dénuée de sens », précise A. Kibédi Varga (ibid. p. 67). La diversité narrative appelle, par conséquent, un autre regard sur la lecture et la compréhension du récit, une autre grammaire narrative, parce que les résultats obtenus, grâce à ces travaux systématiques de grande envergure, sont de nature empirique presque figée ne permettant plus une continuité au niveau de la recherche si ce n’est un ressassement fastidieux souvent sans issue. Tout semble ficelé. Les portes sont totalement bouclées à d’éventuelles contributions. L’identification du message de l’écrit narratif analysé reposerait désormais non pas sur la reconnaissance de telle ou telle matrice normative, sur une syntaxe narrative préétablie, mais sur l’organisation sémantique du vouloir-dire narratif et la façon de le dire. Déjà Tzevetan Todorov, Alan Dundes, Claude Bremond, orientent leurs études narratologiques en mettant en parallèle des couples lexicaux antonymiques forgés à cet effet. L’apport sémantique saisi selon une taxinomie assez rebutante égare le lecteur dans des labyrinthes conceptuels dont la fonction essentielle est de codifier, de systématiser et non de faciliter l’accès au texte. La structure visée n’est pas exclusivement formelle mais sémantique. L’articulation de concepts tels que équilibre vs déséquilibre, interdiction vs violation, amélioration vs dégradation n’arrivent cependant que partiellement à dissiper cette abstraction qui marque irrémédiablement l’analyse formaliste.
Cette hiérarchisation structurale du récit cèderait donc le pas à une sémantisation taxonomique. L’analyse de la narrativité tiendra compte, par ailleurs, du contexte ou encore de l’univers référentiel qui est celui du texte disséqué. La communication d’une information ou la défense d’un postulat n’a de sens que lorsque le destinateur et le destinataire sont inclus dans un même contexte référentiel et ont une connaissance réciproque des différents référents qui peuplent cet univers. Cette contextualisation du récit pourrait eu égard permettre la compréhension de la narrativité mise en œuvre. La structure formelle est bel et bien reléguée au second plan ou contrainte à l’occultation. Le processus est donc inversé : c’est le contenu qui impose la forme. Or, on part du thème développé dans le récit pour reconnaître la charpente qui supporte les concepts thétiques, ou encore de la corrélation entre le thématique et le figuratif. Les signes sémantiques saillants sont de plus en plus sollicités. Si l’on se réfère aux recherches d’A. J. Greimas, on s’aperçoit que ses travaux sémiotiques insistent beaucoup plus sur la mise en exergue d’indices sémantiques qui constituent la toile de fond de tout récit, que sur la reconstruction, au prix d’une exégèse ardue, d’un quelconque schéma narratif canonique qui obstruent tout passage pouvant amener à percer les secrets d’un texte narratif. Les notions de manipulation, compétence, performance et sanction sont autant de signes qui constituent la texture sémantique du texte narratif. De même, le repérage des unités sémantiques spécifiques concernant les divers milieux et espaces où les personnages évoluent, leurs différentes réactions à l’égard de situations stimulantes, leurs idéaux, leur origine socioculturelle, leur mode de pensée, serait l’une des pratiques de cette textologie qui s’écarte sciemment des techniques conventionnelles. L’approche retenue reposera, pour ainsi dire, sur la mise en valeur de la dimension communicationnelle du discours narratif. La sanction, ou « épreuve glorifante », serait une réplique susceptible d’éveiller la curiosité participative du lecteur à qui est destiné le message. L’énonciateur arrivera en effet, et grâce à d’habiles subterfuges, à l’interpeller et parfois à le contraindre, si toutes les conditions d’échange sont satisfaites, à exprimer son adhésion à l’idée exposée ou le rejet pur et simple des hypothèses énoncées dans le récit. Cette implication subjective du narrataire dans l’acte de narrer imprime au récit cette dimension interactionnelle, ce moyen d’échange que l’analyste saisira et mettra en valeur pour une meilleure compréhension du produit narratif. Le lecteur-destinataire n’est plus un consommateur passif, mais un agent actif à la communication narrative. L’appropriation du message émis par le récit reposera par conséquent sur la connaissance des ingrédients qui entrent en lice, ainsi que les différents rapports qu’ils entretiennent entre eux.
Rappelons par ailleurs que depuis quelques années déjà, la psychologie cognitive entre en scène et remet en question les travaux de systématisation réalisés dans le domaine narratif. En vue d’approfondir leurs études des phénomènes de l’esprit et de la pensée, les psychologues et les psychanalystes, pour ne citer qu’eux, s’intéressent, lors de leurs « investigations psycho-narratives », aux récits et se fixent pour dessein l’étude des mécanismes de la mémoire et la capacité qu’a un sujet pour la mémorisation et la restitution des narrations. Ainsi arrivent-ils, par le biais de cette démarche, à dégager des « constantes narratives » qui constituent les tenants et aboutissants d’un tel écrit. Mais, comme le note déjà Kibédi Varga, 1989 : 70, « les séquences narratives ne constituent pas nécessairement des récits », parce qu’un récit est un tout cohérent. Si une séquence énoncive contient les quatre composantes greimassiennes, ceci ne veut pas dire qu’il forme un récit. Pour qu’elle puisse remplir la fonction d’un véritable texte narratif, il faudrait, d’une part, que le fragment narratif dégagé de l’ensemble textuel soit susceptible d’éveiller l’intérêt et la curiosité du lecteur, et que, d’autre part, il s’inscrive dans un contexte particulier que supporte la situation de communication envisagée. Ces deux pôles seraient alors des conditions nécessaires pour effectuer des percées dans un récit. Il s’agit pour ainsi dire de contextualiser la séquence narrative élémentaire afin que l’entrée dans le texte global ne se heurte pas à de maints obstacles de nature interprétative. Le travail du lecteur-analyste consiste grosso modo à délimiter un certain nombre de niveaux d’interprétation, de strates de lecture, somme toute un feuilletage de la production narrative soumise à l’analyse. Les psychanalystes s’appuient également sur un certain nombre de récits qui usent sciemment de monologues intérieurs pour étayer leurs hypothèses psychanalytiques et justifier partant leurs thèses concernant leurs patients qui souffrent, par exemple, de maladies névrotiques ou psychotiques, ou sont sujet à toute autre déviation psychopathologique même si apparemment ces malades montraient le contraire dans le cours de la vie. Fernadez-Zoïla, pour ne prendre que lui, étudie dans son ouvrage Psychopathologie du discours-délire (2000), le langage psychopathologique à travers des psycho-récits tels que Le double de Dostoïevski (1846) où le psychanalyste expose le cas du personnage de Goliadktine ravagé par une détresse psychopathique. Il étudie aussi les anomalies langagières en citant les récits des patients qu’il a lui-même traités.
Cette conception narratologique aboutirait, dans le cadre de la remise en question des pratiques d’analyse narrative obsolètes, à admettre le récit comme étant un discours pragmatique qu’on pourrait, dans un premier temps, aborder par le recours au fameux triangle communicationnel « destinateur-message-destinataire » et à ses affinements ultérieurs (Jakobson, Peirce, Kerbrat-Orrechioni,). Et dans un deuxième temps, l’accent sera pertinemment mis sur la fonction du discours narratif analysé. Nous ne prétendons pas que cette pratique textuelle est une solution définitive à l’analyse sémiotique du discours narratif, mais une fenêtre ouverte sur l’univers de ce même discours. L’adoption rationnelle de cette approche contribuera, faut-il le rappeler, à une compréhension plus détaillée de l’écriture narrative. Le récit est donc un moyen de communication qui utilise le code écrit, et pour l’analyser dans ses menus détails et selon les véritables intentions de son producteur, il s’avère indispensable d’identifier celui qui raconte, ce qu’il raconte, les visées de sa narration et les référents auxquels il renvoie, et enfin à qui il destine son discours et dans quelles intentions. De même, il faut mettre en évidence les autres items inclus dans le schéma de communication affiné pour que le sens inhérent au récit se précise davantage. Néanmoins, ce mode d’analyse communicative ne doit pas exclure définitivement les travaux narratologiques réalisés jusqu’à ce jour. La lecture et la compréhension du récit reposera désormais sur un canevas rationnel qui alliera pertinemment la structure formelle avec la perspective pragmatique du discours narratif.
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