LEXICARABIA

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Lire en classe de langue

 

Abdelghafour Bakkali

 

 

 

« Chaque lecture est un acte de résistance. Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même ».
Daniel Pennac, in Comme un roman, Gallimard (Collection Folio,n° 2724), 1992, 197 p.

 

 

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La lecture [1] en classe de langue, entendue comme un acte de compréhension de l'écrit, s'appuie essentiellement sur des textes produits dans la langue cible qui est, en ce qui nous concerne, le français. Notons de prime abord qu'il y a autant de lectures que de textes. Autrement dit, lire au premier degré suppose la maîtrise d'un certain nombre de compétences de nature cognitives, des compétences étroites, larges ou encore plus larges. Or, Saisir le message véhiculé par le texte lu nécessite des connaissances et des savoir-faire ponctuels sur le système linguistique de la langue utilisée, sur le type et la fonction du fragment étudié, sur aussi les procédés de reformulation et de synthèse du contenu entendu. Bref, la lecture serait partant la « somme » des apprentissages retenus au cours d'un itinéraire pédagogique défini au préalable et répondant somme toute à des objectifs clairement formulés. Si l'apprenant-lecteur n'arrive pas ou du moins partiellement, après des étapes d'apprentissage, à comprendre un texte, l'enseignement adopté à cette fin devrait être revue et corrigée. Lire au second degré est une étape reposera à la fois sur les ingrédients du premier degré et reposera beaucoup sur un « second sens », celui véhiculé surtout par la reconnaissance des différentes instances énonciatives. Comprendre l'énoncé mais aussi être capable de saisir à bon escient la situation d'énonciation dans le cadre de la réflexivité du langage.

 

Ceci étant, lire en classe expose habituellement l'apprenant-lecteur à une diversité textuelle produite dans la langue cible. Le choix des textes supports effectué par l'enseignant est donc une évidence. La démarche retenue se réclame-t-elle de l'approche communicative ou s'incruste-t-elle dans le mode structuraliste en désuétude ? De même, l'adoption d'une démarche adéquate s'avère primordiale. L'enseignant devrait se poser les questions fondamentales de la présentation et de la compréhension du support textuel choisi : comment présenter ? Comment faire comprendre un texte choisi dans les différentes sources dont la diversité souvent étonne ?

 

Si l'enseignant se contente du déjà-vu, du ressassé, du commun, ses pratiques pédagogiques pour de telles activités seraient vaines. Lire un texte à voix haute, le faire lire, poser des questions de compréhension systématiques et creuses, expliquer des mots difficiles, donner une traduction, etc. sont autant de dissipateurs qui ne favorisent guère une compréhension suffisante du produit écrit. Cette pratique somme toute obsolète parce stéréotypée contraint l'élève à la passivité. La lecture et la compréhension d'une production écrite, de quelque nature qu'elle soit, est un acte actif. La pédagogie active, dite aussi de découverte, le conduit à mobiliser ses connaissances « inactives », refoulées passivement dans sa mémoire à long terme, mais qui sont d'un intérêt capital pour d'éventuelles percées dans le texte à lire, permet notamment d'aller vers de nouvelles données. Exposé au texte support et étant capable de mettre en relation ses principaux éléments explicites, il se transforme en lecteur observateur des différentes saillies du document utilisé, saillies internes puis externes, les indices grammaticaux d'énonciation et la situation de communication dans laquelle s'inscrit le texte. Il s'agit donc d'agir selon un canevas qui va de l'essentiel vers le conjoncturel[2]. Les différentes indications de lisibilité sont progressivement identifiés et explicités et sont par ailleurs susceptibles de favoriser la saisie du texte.

 

Cette orientation dans les pratiques pédagogiques nous conduit à envisager la lecture non pas uniquement comme une simple séquence d'apprentissage inscrite dans une progression pédagogique, mais surtout comme une activité cognitive. Pour atteindre cet objectif fondamental, il est indispensable de connaître les causes des difficultés de ses élèves dans le domaine de lecture et de compréhension du texte écrit. La saisie d'un énoncé est évidemment en rapport étroit avec la capacité qu'a le lecteur à se déplacer visuellement dans l'espace qu'occupe le texte, bref il met en épreuve sa mobilité de l'œil. Lors du parcours d'un texte, l'œil ne s'arrête pas en effet sur chaque signe graphique, mais une fixation oculaire sur un certain nombre de signes, plutôt un faisceau de mots en moyenne 4 à 5 par ligne, permet eu égard un glissement d'un groupe de mots à un autre. Par le biais de cette saisie globale, le lecteur serait en mesure de faire des hypothèses sur ce qui va suivre.. Il s'appuie ainsi sur la connaissance du code et sur la connaissance du monde pour anticiper.

 

Si, par exemple, on a le fragment énoncif suivant « Derrière la tente qui émergea au milieu de ce désert coriace, un….. », le lecteur comprend qu'un groupe nominal masculin singulier complète l'énoncé (capacité linguistique), éventuellement accompagné d'un déterminant qualificatif. Et ainsi, il anticipe, aidé par sa connaissance du monde, sur le récit et sera donc capable d'entrer dans le texte.

 

Notons aussi que la lecture est dépendante du fonctionnement de la mémoire, cette faculté cognitive dont jouit l'homme. Pour que se précise davantage l'acte de lire dans le cadre de la psychologie cognitive[3], il est impératif de rappeler qu'il y a deux types de mémoires : la mémoire à court terme (MCT) et la mémoire à long terme (MLT)[4]. La première dite aussi mémoire de travail stocke les éléments acquis pour un temps limité. Au cas où l'opération d'apprentissage ne prévoirait pas un suivi méthodique et régulier des savoirs et savoir-faire, les informations stockées dans la MCT sont vite acculées à l'oubli, donc effacées totalement ou partiellement de la mémoire. La seconde emmagasine pour un temps relativement long - et ce selon le sujet et le type d'information- les connaissances destinées à être conservées. La capacité de cette mémoire est supposées illimitée. La question qui se pose à cet égard est de savoir comment activer la MCT, lors d'un processus d'apprentissage, pour que les connaissances et savoir-faire appropriés sont transférés et stockés définitivement dans la MLT. L'art d'enseigner, selon une stratégie somme toute fonctionnelle, est, semble-t-il, la seule garante d'une telle opération qui allie agréablement l'utile et l'agréable. Autrement dit, la mise en œuvre de l'activité mentale du sujet lors des séances d'apprentissage répond aisément à cette exigence. Puisque la MCT agit, comme l'on dit, comme une antichambre vers la MLT. Comprendre aussi le mécanisme qui régit une lecture active facilite aussi cette acquisition.

 

La pratique empirique utilisée dans une séance de lecture conduit généralement au déchiffrement souvent lié à des difficultés d'ordre articulatoire et mental du texte support. Et cela conduit nécessairement à la saturation de la MCT. Le sujet lisant n'a plus la capacité de faire la relation entre les différentes unités du document lu. Sa mémoire s'enlise sous le poids de cette linéarité agaçante. Il éprouve en effet des difficultés à identifier le rapport devant exister entre les mots se bousculant, comme d'ailleurs dans sa tête, sur la chaîne du discours. Tout se brouille dans sa mémoire et éclipse sa lucidité indispensable pour ce type d'activité. Il bute notamment sur des obstacles lexicaux, ou ceux liés à l'organisation textuelle, ou ceux encore liés au domaine référentiel[5].

 

Pour que soient évités ces désagréments, la lecture efficace visera avant tout la mise en situation de l'apprenant-lecteur qui, par des pratiques actives menant à l'autonomie, construira, avec l'aide implicite de l'enseignant, des réseaux textuels susceptibles de faciliter son accès au texte à lire. Il comprendra qu'un texte génère naturellement des reprises lexicales, des éléments anaphoriques, qu'il est dépendant d'un type d'organisation temporelle, spatiale, rhétorique, et qu'elle est aussi relié à d'autres textes, bref c'est d'abord un énoncé et ensuite une énonciation. Ces compétences sont la plate-forme d'une lecture active qui favorise l'entrée en jeu des différents mécanismes de l'esprit et permet eu égard au lecteur de manipuler les concepts.

 

De ce fait, le terme compétences employé couramment, et parfois abusivement, dans le discours pédagogique relativement récent, renvoie en définitive au sujet et au cognitif. Il concerne grosso modo l'ordre du savoir-faire. Lire ne suppose pas seulement des connaissances, mais surtout la connaissance des moyens pour l'accomplissement d'une tâche. Ainsi pourrait-on parler de diverses compétences : certaines étroites telle que la compétence orthographique ; d'autres plus larges comme le fait de savoir raconter ; d'autres encore plus larges lorsqu'elles permettent de conduire une classe ou d'organiser des activités parallèles à l'acte d'enseigner. Dans le cas où les compétences seraient « larges », elles ont toutes les chances de se présenter comme des ensembles de savoir-faire différents et plus ponctuels. Le sujet apprenant pourrait, s'il les maîtrise, résoudre des situations  problèmes (en anglais problem-based learning, PBL) qu'il affronte dans de telles activités. Cette résolution de problème, notion psychologique, est inculquée progressivement au lecteur qui, ayant des compétences requises, comprend et assimile l'acte de lire avec un objectif.

 

Ces savoir-faire sont de deux ordres : le premier concerne le savoir-dire qui est l'une des conditions sine qua non du savoir-faire ; il s'agit de savoir-faire communicatifs ou encore de compétences cognitivo-discursives. Le second concerne plutôt l'ordre de l'action appréhendée par le terme de stratégies. La conception circulaire et interdépendante du dire et du faire qu'on utilise depuis Bakhtine, Austin ou l'ethnométhodologie,  appelle deux notions fondamentales : les savoir-faire communicatifs et les stratégies. Pour le premier genre, communiquer consiste à accomplir des tâches, à conduire des activités sous forme de séquences organisées d'opérations (compétences argumentatives, narratives, descriptives, etc.) La narration, par exemple, est conduite sur deux plans : le décor et l'événement. La gestion de leur alternance confirme le savoir-faire exigé pour ce type d'opération. Viennent ensuite la présentation des personnages du récit, l'identification de l'obstacle justifiant l'existence même de l'histoire, l'enchaînement des actions qui ont la vertu de résoudre l'énigme, la présence éventuelle de commentaire ou d'une morale implicite, les pauses narratives voire même les sommaires. Cette grammaire du récit apprise graduellement serait fixée dans la mémoire à long terme et utilisée dans presque tous les textes narratifs aussi bien en lecture qu'en production. Il n'est nullement question ici, comme on risque de l'entendre, dans une situation de lectissima verba. Les mots utilisés pour entrer puis comprendre le texte ne sont en fait que des moyens susceptibles de mieux rendre le message entretenu par l'organisation et la jonction des différentes composantes textuelles.

 

Concernant les stratégies, du grec stratos qui signifie « armée » et ageîn qui signifie « conduire », qui sont la capacité de diriger et de coordonner des actions, une logique implicite ou explicite en vue d'atteindre des objectifs.




[1] Le mot lecture, issu du latin médiéval lectura dérivé de lectus « lu » participe passé de lego « recueilli, ramassé, choisi » est un processus qui consiste à recueillir, à rassembler des éléments apparemment dispersés et disparates, à choisir sous cet amas de mots à fonctions diverses des indices teneurs de sens. Le Petit Robert retient pour l'entrée lecture les acceptions suivantes : d'abord, elle est l'« action matérielle de lire, de déchiffrer (ce qui est écrit) », telle que la lecture d'un texte ; et par extension de sens « le fait de déchiffrer, de lire » une carte, une radiographie, etc. Ensuite, le mot se généralise davantage et désigne la prise de connaissance du contenu d'un écrit (lecture d'un roman). Il acquiert, dans une troisième acception, la valeur de l'interprétation d'un texte selon le code qui le sous-tend ; on parle alors de « niveaux, grille, clé de lecture », de lecture psychanalytique, marxiste, etc. Le signe linguistique lecture renvoie aussi à l'« action à lire à haute voix (à d'autres personnes) » ; la lecture des résultats, d'un projet de loi, d'un sermon, d'une plaidoirie, etc. Et enfin la lecture est « le fait de savoir lire, l'art de lire » ; on parle dans ce cas de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des méthodes de lecture, des difficultés, des tests de lecture, etc.

[2] 1- Mouvement du texte. 2- Situation de communication. 3- Indices d'énonciation. 4- Aspect non verbal du texte. 5- Morale du texte ou système des valeurs mis en cause. 6- Anticipation.

[3] La psychologie cognitive étudie les grandes fonctions psychologiques de l'être humain que sont la mémoire, le langage, l'intelligence, le raisonnement, la résolution de problèmes, la perception ou l'attention.

[4] William James distingue dans son Principles of psychology (1890) la mémoire primaire et la mémoire secondaire

[5] Pour développer la MCT, cliquer ici.



18/12/2010
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