LEXICARABIA

LEXICARABIA

La structure du texte monologique

 

Abdelghafour Bakkali

 

[...] dans l'inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindre sensations une importance extraordinaire; [...] et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d'activité."
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913, p.50
 

 

Le monologue s’incruste généralement dans la tragédie, et est un moyen de communication où le locuteur s'adresse, par le biais du langage, à lui-même. C'est un discours auto-adressé. Les spectateurs l'entendent. Mais ils n'ont pas le droit de réponse. Ce spectacle permet eu égard au monologuant de révéler ses sentiments les plus latents et ses indentions, même les plus tragiques, sont de ce fait étalées. Le producteur de la parole et le récepteur du message sont à l'aise et se partagent discrètement parfois même pathologiquement les propos émis. En s'adressant à sa conscience et essayant d'analyser ses véritables émotions, le phraseur, grâce à une stratégie discursive préméditée, provoque un effet évident sur le spectateur par le flux continu des pensées clamées à haute voix par l'acteur. Le destinataire «partage» ou «vilipende» les idées scandées sciemment dans le monologue. 

      

        Dans ce type de texte à intentions saillantes, nous allons présenté le monologue comment étant un moyen de communication par excellence. Il véhicule, en dépit même de son caractère artificiel, des noèmes caractéristiques de la personne mise en situation de monologuant, et révèle par conséquent ses pensées les plus profondes, même les plus vicieuses. Nous choisissons, à la suite de Varga, le monologue de Cléopâtre pour illustrer le mouvement que prend ce discours à la fois comme production du langage et aussi comme texte soumis à une structure utilisée dans ce type de signifiant textuel.  C'est le dialogue (en particulier sous sa forme spontanée «la conversation») qui a fait l'objet depuis quelques décennies, des études linguistiques, plus particulièrement sociolinguistiques et pragmatiques. Peut-on, dans cette perspective, estimer que le monologue a les mêmes qualités discursives que le dialogue ? Mais avant toute considération, qu'est ce qu'un texte monologique?

 

Sans entrer dans des détails à caractère terminologique ou spécifique (aparté, soliloque, monologue intérieur, parole intérieure, etc.), le monologue, dérivé du grec mono «seul» et logos « discours », est constitué d'une suite de phrases hypotactiquement structurées émises par un seul destinateur (rappelons aussi que le terme de soliloque est issu du latin soliloqium issu de solus «seul» et loqui «parler»). Si dans le  dialogue les rôles du destinateur et du destinataire alternent, le texte monologique constitue en réalité un acte de communication à sens unique, unilatéral.  Mais cela lui confère quand même des caractéristiques du discours dialogique : le monologuant y est à son aise, il y trouve ses sentiments les plus refoulés, et ses pensées ; il les communique dans des circonstances et selon des intentions conscientes bien qu'apparemment il tienne un discours monologique. Il pourrait, dans cette même situation réelle ou artificielle, s'adresser à lui-même et aux autres. Si le monologuant est subtile, il s'effacerait presque complètement de son discours (le moi s'éclipse et prend la forme d'un nous collectif) et le monologue se transforme en un véritable dialogue, avec d'abord son for intérieur, ensuite avec ses auditeurs.

 

Largement pratiqué par le théâtre, le monologue dramatique reste, malgré tout,  un artifice du moment que le monologuant s'adresse par le biais de son discours à des spectateurs (destinateur et destinataire sont donc constitués par une seule et même personne, mais le spectateur est par ailleurs visé par le «monologue» construit de sorte qu'il englobe à la fois les intentions exprimées du locuteur et latentes des allocutaires). Celui qui parle s'adresse, en principe, à lui-même, mais il cherche à se projeter comme sur un écran, à se faire le porte-parole d’autrui, à exprimer ce que l'autre n'arrive pas à  extérioriser sous diverses pressions. Etant double, le monologuant utilise tous les moyens, psychiques et rhétoriques, de l'auto-persuasion : une fois persuadé -ou ayant la conviction d'avoir persuadé l'autre-, le destinateur sort de lui-même et redevient une seule personne et se confond par conséquent dans le commun des hommes. Il en est de même pour le monologue intime : il a fondamentalement un caractère dialogique.  Pour illustrer cette occurrence, A. Kibédi Varga (voir 1989, Discours, Récit, Image, 54 sq.) propose l'analyse du monologue de la reine Cléopâtre qui a décidé de tuer ses deux fils parce qu'ils sont amoureux de sa jeune rivale Rodogune (voir Acte V, sc.1 de Rodogune de Pierre Corneille (document annexé). Cette  tragédie en vers et en cinq actes fut écrite en 1644.

 

Pierre Corneille (1606-1684), Rodogune , princesse des Parthes (1644),  Acte V, scène 1 : monologue de Cléopâtre

Acte V, scène 1 :
Cléopâtre

CLEOPATRE


Enfin, grâces aux dieux, j'ai moins d'un ennemi :
La mort de Séleucus m'a vengée à demi ;
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père ;
Ils le suivront de près, et j'ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j'ai séparé.
O toi, qui n'attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d'un seul coup du sort
Recevoir l'hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m'a bien servie, en feras-tu de même ?
Me seras-tu fidèle ? Et toi, que me veux-tu,
Ridicule retour d'une sotte vertu,
Tendresse dangereuse autant comme importune ?
Je ne veux point pour fils l'époux de Rodogune,
Et ne vois plus en lui les restes de mon sang
S'il m'arrache du trône et la met en mon rang.
Reste du sang ingrat d'un époux infidèle,
Héritier d'une flamme envers moi criminelle,
Aime mon ennemie et péris comme lui !
Pour la faire tomber j'abattrai son appui :
Aussi bien, sous mes pas c'est creuser un abîme
Que retenir ma main sur la moitié du crime,
Et, te faisant mon roi, c'est trop me négliger
Que te laisser sur moi père et frère à venger.
Qui se venge à demi court lui-même à sa peine :
Il faut ou condamner ou couronner sa haine.
Dût le peuple, en fureur pour ses maîtres nouveaux,
De mon sang odieux arroser leurs tombeaux,
Dût le Parthe vengeur me trouver sans défense,
Dût le ciel égaler le supplice à l'offense,
Trône, à t'abandonner je ne puis consentir !
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir,
Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange :
Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !
J'en recevrai le coup d'un visage remis :
Il est doux de périr après ses ennemis,
Et, de quelque rigueur que le destin me traite,
Je perds moins à mourir qu'à vivre leur sujette.
Mais voici Laonice : il faut dissimuler
Ce que le seul effet doit bientôt révéler.

 

 

 

Il s'agit en fait d'un monologue dramatique auquel recourt constamment la tragédie classique. C'est une tentative d'autopersuasion : Cléopâtre, reine de Syrie, projette de tuer son fils Antiochus amoureux de sa rivale Rodogune, le jour de leur mariage et de leur intronisation. Le texte s'inscrit donc dans une situation délibérative : le locuteur et l'allocutaire sont à l'intérieur du discours, mais ils ne  forment ici qu'une seule personne. Ainsi, le monologue pourrait-il admettre l'articulation suivante, une articulation spécifique à ce type de discours :

 

1-  Autopersuasion : la reine, avide de pouvoir et incapable d'abandonner la grandeur qu'elle croit mériter, projette de tuer son fils (et aussi Rodogune). Comme terrain d'entente, elle rejette la tendresse au profit du meurtre et de la mort.

2-   Prise de décision : elle est catégorique. Bien qu'elle soit monstrueuse, la sentence qu'elle projette semble, aux yeux du monologuant le seul issu, la seule solution. ambitieuse et animée par une vengeance sans scrupule, la reine perd tout sentiment filial. Détruire son ennemi est, pour elle, une «mission», sa seule raison d'être.

3-  Arrêt conditionnel du monologue : c'est généralement par un indice extérieur que le monologuant se tait. Cet indice est un artifice dramatique qui met un point final à tout ce bouleversement intérieur et relance l'action dramatique.

 

 

 

Voyons maintenant comment s'articule le monologue de Cléopâtre. On aura schématiquement :

 

1-      Projet cynique de Cléopâtre : Tuer son fils et Rodogune. Ce meurtre constitue pour elle une vengeance qui entre dans un plan conçu à l'avance (mort de Séleucus, mort de Rodogune et de son amant  serait saisie par Cléopâtre comme une obligation du moment que la disparition des victimes, si violente soit-elle, lui laisse l'arène du pouvoir vacante  (du v.1497 au v.1506). Notons que ce projet meurtrier est exprimé dans des phrases déclaratives : Cléopâtre nous renseigne sur ses intentions, sa ferme décision : aller jusqu'au bout de sa pensée. Ce type de phrases semble convenir le mieux à ce discours intentionnel.

2-     Choix de l'outil du crime (Poison) : Cléopâtre doit utiliser cette arme pour détruire son fils et Rodogune. Sa décision étant prise, elle semble vivre un désordre intérieur somem toute justifié : son projet ne pourrait aboutir qu'avec l'utilisation d'un outil destructeur approprié. Pour que soit rendu à bon escient cet état d'esprit, ce bouleversement intérieur, le dramaturge emploie systématiquement des phrases interrogatives.

3-     Justification de l'action entreprise (argumentation) : on a un projet, un moyen, il faut maintenant donner suite à ce projet. Il faut en somme argumenter. Cléopâtre, pour accomplir son acte odieux, s'appuie sur un argumentaire comme pièce à conviction :

-         Lieux concrets et implicites : rejet d'un fils ayant choisi comme épouse Rodogune et qui est aussi fils du haïssable Séleucus. Ce fils est d'après elle, issu de «sang» ingrat d'un époux infidèle. Or, il mérite la mort.

-         Lieux d'autorité présentés sous forme de maximes :

      «Qui se venge à demi court lui-même à peine :

             Il faut ou condamner ou couronner sa haine. » (v. 1523-24)


   Ce matériau de persuasion semble marquer le point culminant de ce monologue :

1-      Conséquences éventuelles du meurtre : 1525-1536

2-     Conséquences du crime (révolte du peuple) ne semblent pas détourner la reine de son dessein. Le cynisme atteint son paroxysme. Sa mort le réjouit.

3-  La convoitise du trône s'éclipse à présent pour céder le pas à la vengeance qui devient une fin en soi.

 

Notons par ailleurs que l'écrit du journal intime, dans la mesure où c'est un monologue, est généralement construit selon le schéma «conventionnel» du monologue. Il pourrait s'articuler ainsi :

 

1-      Présentation du fait ou de l'événement,

2-      Décision, et (auto) persuasion,

3-      Arrêt conditionnel.

 

Ceci étant, le monologue, avec ses différents aspects, est un champ d'une grande importance  aussi bien pour son contenu que pour sa forme. Forme et contenu sont indissociables et constituent une technique utilisée par le théâtre. Ce discours qui se distingue du dialogue a une fonction informative vire délibérative. Si l'acteur nous informe sur ses desseins secrets, il s'efforce par ailleurs à nous rallier à ses idées même les plus obscures en recourant quasi systématiquement aux procédés de persuasion. Se convaincre mais aussi et surtout convaincre l'interlocuteur de la justesse des actions entreprises.  



29/05/2011
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