Racines et schèmes en arabe
Abdelghafour Bakkali
Pour le mot arabe, ce n'est pas simplement la racine qui détermine « l'idée générale », la signification, mais aussi et surtout le schème, la forme. L'authenticité du monème arabe doit nécessairement contenir des phonèmes appartenant au système phonétique de la langue ancienne, et le schème véhicule la structure grammaticale et sémantique du mot. Autrement dit, la racine, fondamentalement trilitère, doit être composée des lettres de l'alphabet, telles qu'elles ont été définies par les premiers grammairiens. Le schème, la forme, est la structure morphologique du mot envisagé dans son aspect signifiant.
Dans « Racines et schèmes », 120, Cantineau définit la racine comme étant « […] l'élément radical essentiel commun à un groupe de mots étroitement apparentés par le sens, quand cet élément radical est sujet à des modifications de vocalisme ou de consonantisme ». C'est en effet ces « éléments radicaux » qui ont été à l'origine de la classification lexicographique : les mots de la « même famille » morphologique gravitent autour de cette racine conceptuelle. Il suffit de juxtaposer des phonèmes « canoniques », ceux appartenant à part entière au système linguistique de l'arabe ancien, selon une suite signifiante, pour qu'un ensemble de signes linguistiques soient obtenus. Et si l'on applique à cette association de phonèmes la méthode des « alternances consonantiques » d'Al-Khalil b. Ahmad, des signes actuels et potentiels seront notamment générés.
Mais afin que cette racine s'inscrive dans le système phonético-morphologique de la langue ancienne, il est nécessaire qu'elle produise des unités lexicales conformes à la structure conventionnelle de la langue. Dans le cas contraire, l'unité ainsi produite appartiendra à la série de mots issus d'un fonds étranger considérés comme étant des « monstres linguistiques », des expressions qui altèrent l'authenticité de la langue originelle. Les schèmes sont évidemment « […] pourvus de significations grammaticales ou lexicales bien déterminés » (voir Cantineau, op. cit.123).Le schème, construit conventionnellement sur la racine [
Les « Préfaces » composées par les premiers lexicographes, tels que les auteurs du dictionnaire K. Al-Cayn, de Gamharat al-luga, Tahdhib al-luga, etc., exposent, bien que partiellement mais, somme toute, pertinemment, ce phénomène linguistique. Les auteurs de ces lexiques, focalisent essentiellement leur travail lexicographique sur l'étude discriminatoire des phonèmes arabes. Ils essaient lors de l'analyse phonémique de les comparer aux phonèmes étrangers. Cette étude permettrait de voir dans quelle mesure les lexicographes anciens ont amorcé l'analyse phonémique dans le cadre de la phonétique descriptive, i. e. celle qui s'occupe des particularités phonétiques de l'arabe ancien, mis dans une situation privilégiée par rapport aux nombreux dialectes parlés ça et là en Arabie, et par rapport aussi aux différentes langues avec lesquelles il est entré en contact.
Les lexicographes ne se limitent pas seulement à l'étude descriptive des phonèmes de la langue, mais ils s'intéressent surtout à l'orthoépie, ou phonétique normative. Les phonèmes attestés comme des sons authentiquement arabes, ou considérés comme tels, sont soumis à des « règles » établies avec une logique inflexible. Ibn Durayd, GL, 1,41 sq., par exemple, précise que le nombre des phonèmes est 28, mais bien avant lui, Sibawayhi, le disciple d'Al-Khalil, en comptait 35. L'auteur de GL, se fixant pour objectif principal le regroupement et la classification du vocabulaire usuel de la langue arabe du IIIe/ IXe siècle, consacre une étude judicieuse à cet aspect linguistique. Il les répartit selon le rapport qu'ils entretiennent avec le système de l'arabe ancien. Or, il adopte le classement suivant :
- 2 phonèmes appartenant uniquement aux Arabes : /ظ/ et /ح/, bien que certains soutiennent que le /ح/ se retrouve aussi en syriaque, en hébreu et en guèze, et que seul le /ظ/ soit proprement arabe.
- 6 phonèmes arabes se retrouvant aussi dans certaines langues : /ع/, /s/, /d/, /q/, /t/ et /t/.
- Les 20 qui restent sont actualisés dans de nombreux idiomes, hormis le hamza qui ne s'emploient dans les langues étrangères qu'à l'initiale d'un mot.
Ibn Durayd, GL, 1, 42, conscient, semble-t-il, des difficultés que sous-tend une liste limitative, souligne que l'arabe transforme, au cours du processus d'emprunt, les phonèmes qui n'appartiennent pas à son système phonétique, tels que le /p/ et le /g/ qui deviennent respectivement /f/ et /q/, dans la plupart des cas. Puis, il étudie le timbre des consonnes, s'inspirant pour cela de l'auteur du KA. Il analyse les différents niveaux d'articulation de chaque phonème arabe. Il termine sa préface par des considérations d'ordre morphologique, déterminant ainsi la structure conventionnelle du mot arabe « pur » (ibid. 1, 43).
L'étude phonétique des sons de l'arabe ancien vise selon les premiers lexicographes à :
i. la précision des contours phonétiques du mot arabe,
ii. l'attestation de son originalité, de sa congruence à se distinguer du mot importé.
Cette étude, à double fonctions, permettrait la « sauvegarde » de la langue ancienne d'un démantèlement que lui causerait la « masse plébéienne », surtout étrangère. Or, les préfaces lexicographiques n'expliquent pas uniquement la démarche adopté par leur auteur pour la collecte et la classification des entrées, mais ont, à bien des égards, un caractère fonctionnel. (Nous y reviendrons).
Cette analyse nous conduira nécessairement à déterminer la structure phonétique de l'unité lexicale qui doit, selon les lexicographes anciens, se distinguer nettement du mot d'emprunt ou des créations néologiques. L'apport indo-européen constitue, à proprement parler, un emprunt, relativement plus important par rapport au substrat sémitique qui n'est en fait que la « variante » d'une même et seule langue : le sémitique commun. L'apport indo-européen est cependant manifeste dans des secteurs déterminés du lexique arabe.
Il est donc évident de constater, après Hjelmslev : 1969 : 87, que « La caractéristique des mots étrangers est qu'ils ne suivent pas les lois de la structure autochtone de la langue mais celles d'une structure étrangère. Ils sont comme des minoritaires pour lesquels, il existerait une législation spéciale ». Le mot d'emprunt, ayant une « législation spéciale », a, d'après les grammairiens anciens, moins de « consistance phonétique » et sémantique que le mot arabe. Il est pourvu de significations spécifiques et ne traduit pas la réalité socio-affective ou culturelle du bédouin. Il n'aurait pas eu autant d'égard s'il n'avait pas été employé par le texte coranique, bien qu'un nombre considérable de mots d'emprunt ait été complètement assimilé par l'arabe ancien.
Il faudrait cependant noter que les lexicographes ont souvent éprouvé des difficultés à identifier le mot d'emprunt, surtout celui qui a une structure phonético-morphologique qui se distingue complètement de celle du mot arabe. Celui qui a été assimilé par le lexique fondamental de la carabiyya, quoique flexible, est difficile à identifier. Cet aspect formel du mot est évidemment celui qui a intéressé le lexicographe ancien. Hjelmslev écrit dans ce sens, op. cit. 89 qu' « En réalité la forme extérieure du mot est le seul (et le plus sûr) critère du linguiste ». Ibn Durayd, comme d'ailleurs les grammairiens anciens, paraît déjà saisir cette idée : il a, pour plusieurs mots d'emprunt, retenu une classification « discriminatoire », objective. Il a en effet regroupé ces vocables à la fin de son dictionnaire comme étant des raria qui s'inscrivant à la marge du « bon usage » et de « bonne forme ». La corrélation usage /forme est dans le système linguistique arabe est inévitable. L'auteur de GL retient cependant dans la macrostructure initiale d'autres mots étrangers considérés, semble-t-il, comme des termes arabisés et intégrés définitivement dans le système de la langue.
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