L'emprunt pehlevi en arabe. Étude de cas
Abdelghafour Bakkali
Comme nous l'avons exposé dans un précédent chapitre, l'arabe ancien emprunte tout naturellement des mots persans et les soumet à sa structure morphologique pour que ces unités lexicales importées soient complètement intégrées dans le système linguistique arabe. Pour illustrer ce phénomène linguistique que connaissent toutes les langues naturelles, nous avons préféré regrouper un certain nombre de termes issus du persan et nous les avons visualisés dans un tableau suivis d'un commentaire qui explicite leur étymologie et les acceptions qu'ils acquièrent dans la langue emprunteuse.
Ces unités lexicales, introduites dans le domaine arabe, appartiennent par leur catégorie à différents secteurs de la vie en société : plantes, outils d'agriculture, expressions oratoires, instruments domestiques, etc. Tout ce qu'une langue relativement plus évoluée pourrait offrir à une autre langue restée pour longtemps à l’écart de toute influence étrangère, et est exposée à un changement inévitable. Or, la langue persane, appartenant à la famille indo-européenne, influence l'arabe et lui transmet des mots que l'arabe ancien actualise avec un dynamisme particulier. Cette dernière, issue du sémitique selon lé cat catégorisation de Schlözer, sera contraint d'assimiler ces mots en leur attribuant une enveloppe morphologique congruente.
Je me réfère constamment au corpus enregistré par Ibn Durayd, Gamhrat al-luga جمهرة اللغة.
Abū Hātim Al-Sigistānī, que cite l’auteur de GL pour certains emprunts, dérive qinqin de l’impératif persan *began qui signifie «creuse ! », composé morphologiquement de *be- morphème marquant l’impératif et de -*gan segment issu du verbe *gandan «creuser ».
Al-Azharī, l’auteur du dictionnaire TL (تهذيب اللغة) atteste que muhandis utilisé par l’arabe vient également du persan et signifie «connaisseur des cours d’eau et excavation des puits. Mais Al-Azharī enregistre qinqin comme un mot arabe à part entière. Ce terme a été couramment employé par l’arabe et signifie «sorte de coquillages marins ». Et le transfert de sens est obtenu par la «similitude d’action »; on a dans les deux sens l’action de creuser.
Addi Shirr ne l’a pas enregistré dans ses Al-Alfaz l-fārisiyya l-muζarraba (الألفاظ الفارسية المُعربة).
Le mot qinqin serait issu de l’onomatopée persane *gamgam, imitation du bruit que provoque l’action de creuser.
L’unité lexicale uluwwa est rattaché à l’étymon persan *alwa qui signifie «aloès officinal ». L’arabe possède un équivalent sabir (صَبِر). Al-Azharī, dans sonnTL, XV, 430, enregistre, quant à lui, aluwwa et le définit en se référant au grammairien Al-Aspaςī (الأصمعي) par «bois d’encens ». Il admet aussi que le mot est issu du persan et cite, par ailleurs, les différentes formes de ce lexème : on a uluwwa, waliyya et waluwwa. Cette diversité des formes montre, sans équivoque, que le mot appartient à un fonds étranger.
Le Père Anastase rattache aluwwa à l’étymon grec aloê transmis au latin aloe, devenu aloes au nominatif d’après le génitif dès le IVe siècle. En 1175, on le trouve sous la forme aloé chez Chrétien de Troyes.
Mais le mot grec aloê serait issu, d’après Addi Shirr, de l’araméen *alwa (p. 12) du moment que cette plante ne pousse qu’en Orient, surtout dabs les régions chaudes et désertiques.
Le mot aluwwa est issu d’un vieux sanscrit d’éprès Ibn Manzour (cf. Al-MuCarrab, p. 154.)
Comme le faisait remarquer à juste titre Sigawahi, les Arabes anciens intègrent les mots importés soit en maintenant sa structure originelle, comme c’est le cas de bakht بخت, soit en le soumettant au moule phonético-morphologique de l’arabe. Or, le mot retenu bakht ne subit aucune modification en passanr du persan à l’arabe. Al-Azharī, dans son TL, VII, 312, hésite quant à l’origine de bakht. Il,reproduit in extenso le jugement d’Al-Layt qui affirme que le mot en question est arabe ou persan.
Dans son Al-Risāla, الرسالة, p. 79, Ibn Kamal Bācha (ابن كمال باشا) atteste que ce mot est arabe parce que les mots importés subissent automatiquement des modifications systémiques, se référant pour cela à Al-Jawharī, l’auteur du dictionnaire Al-Sihāh الصِّحاح.
Addi Shirr, dans son Kitāb al-alfāz l-fārisiyya l-muCarraba (كتاب الألفاظ الفارسية المُعرّبة, p. 17, le retient comme étant un terme persan authentique.
Ce terme pourrait être un mot commun aux deux langues ou un emprunt littéral ou situationnel. Cet emprunt s’explique par la trilarité du mot (b kh t). Et cette structure est facilement admise par le système de la langue arabe qui repose systématiquement sur des racines triconsonantique. De même les consonnes qui composent ce mot ne sont pas discordantes pour la norme phonologique arabe.
On ne doit pas cependant confondre bakht (بخت) et bukht (بُخت). Le second terme est également considéré comme un emprunt qui désigne «le chameau de Khurasān. Mais Ibn Durayd l’atteste comme un mot arabe authentique. Al-Azharī, VII, 312, et Al-Jawharī l’ont enregistré comme étant un «mot étranger».
Le mot bukht a en effet une valeur métonymique. Cette espèce de chameaux sont originaires de Balkh, l’une des plus importantes cités de Khurasān, appelée Fakhr en persan et bakhtari en très ancien persan. Ce second étymon serait arabisé en bukht avec la chute du segment -ari.
Le Père Anastase dons son Al-MusāCid (المُساعد), II, 161, rattache ce mot au sanscrit *bactria «chameau à deux bosses ». Le mot ainsi obtenu se caractérise par la chute de la syllabe finale et la transformation de [k] en [kh] et le passage de la voyelle initiale [a] à [u].
Le lexème dabj dérive de dibāj. Une fois assimilé, le mot d'emprunt dabj connait une extension de sens remarquable : le verbe dabaja (دَبَجَ), employé dans le domaine météorologique accquiert un usage métaphorique et véhicule l'idée d'"arroser" des plantes jusqu'à ce que des fleurs multicolores éclosent et ornent le sol. Un autre dérivé dibbaj (دِبَّاج), employé spécifiquement dans une locution, désigne que "persnne n'est à la maison", comme si la présence de ses habitants la rendait désagréable et encombrante, écartant ainsi son aspect ornemental. Une fois vidée de ses occupants, la maison sera plus accueillante et organisée. Cette signification est pproposée par le grammairien Ibn Ginni.
L'unité lexicale dibbāj (دِبَّاج) est enregistrée par d'autres grammairiens sous la forme *dibbiy et le phonème [j] permute avec [y] (cf. Al-MuCarrab, p. 296 sq.)
Addi Shirr, p. 60, rattache dibāj (دِباج) à l'étymon persan *dībā "tissu à fond de soie", composé de *diw "génie" ou "ce qui se dérobe à la vue", "mirage", et de *bav "tissu". Le mot, d'abord transmis au syriaque *dībājā (ديباجا), puis il transite en arabe.
Mais l'on pourrait retenir que le mot appartient au syriaque et transmis au persan et à l'arabe. Hypothèse qui devait être éclaircie.
L'étude de l'emprunt n'est pas chose aisée. La transmission de vocables d'un domaine linguistique à un autre nécessite la connaissance approfondie des langues en situation d'échange. Elle nécessite également une consultation historique de la ou les langues prêteuses et l'idiome emprunteuse. De même, il appelle la fossilisation des langues en présence sur la scène linguistique.
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