LEXICARABIA

LEXICARABIA

Tu enfanteras dans la douleur !

Dans cet article, je vais mettre l’accent sur la conception narratologique de Maupassant qui oriente son écriture vers une objectivité dans la description des personnages de ses romans. Et cette nouvelle conception sera concrétisée dans son roman Pierre et Jean. Cet article préambulaire sera suivi d’autres articles qui montreront la nouvelle orientation romanesque de Maupassant.

 

        La carrière romanesque de Maupassant commence par la publication d’Une Vie (1883), roman qui lui a coûté un rude labeur : « Tu enfanteras dans la douleur ! » avait-il appris dans la bible de Croisset. Le mentor lui «apprend ainsi cette vertu difficile : la sévérité en vers soi-même [dans le processus de la création artistique]» (M. Raimond, 1981 : 343). Le novellière, transformé subitement en romancier vers l’âge de trente ans environ, consacre en effet plus de quatre ans pour mettre à jour et publier son premier essai romanesque. Albert Lombroso et Edouard Maynial citent justement une correspondance de Guy à sa mère datée du 15 février 1878 où il est question d’un roman en chantier. Pascal Pia, dans sa préface aux Œuvres complètes de Maupassant, attribue cette difficulté de rédaction à l’inexpérience du conteur dans le domaine de la conception et de la composition du roman : « Si Une Vie, a-t-il noté, lui a demandé tant d’efforts, c’est, nous l’avons dit, parce qu’il faisait alors son apprentissage de romancier, mais ce pourrait être aussi à cause de la gêne à quoi le condamnait un traumatisme affectif ancien dont il n’a jamais parlé.» (cité par L. Forestier, in Romans de Maupassant, 1987 : 1233).

 

          Or, ce premier roman, qui développe l’histoire d’une femme mal mariée, reproduit presque in extenso la technique narrative de l’auteur de Madame Bovary (1856) aussi bien au niveau de l’expression que du contenu. Mais déjà avec Bel-Ami (1885), son deuxième roman, Maupassant est en possession de ses propres moyens d’expression romanesques. La peinture de la réalité vécue, observée, le tente plus que la fiction. Cette histoire de l’ascension d’un « grain de gredin » constitue une réplique vigoureuse à une société de déséquilibre et d’arrivisme. Le romancier, tenté par un réalisme criard, tourne en dérision  la société parisienne enfermée dans la satisfaction béate de ses désirs et dans une excentricité fort exaspérante. Les sujets sont en effet puisés à pleines mains dans la vie quotidienne du romancier, mais restent quand même des thèmes qui reviennent comme des leitmotivs, tels que « […] l’impossibilité de la communication entre les hommes, l’amour malheureux d’êtres épris d’idéal et d’autres, prisonniers de leur sens ; la désagrégation de la famille, la guerre, la folie, la mort et la critique impitoyable d’une humanité égoïste, bornée et hypocrite. » (A. FOnyi, in Encyclopaedia Universalis,1998 ; désormais EU). Le lecteur reconnaîtra facilement dans cette œuvre d’imagination des personnages, des lieux stéréotypés voire une matière romanesque puisée constamment dans les médias.

 

      Maupassant, bien qu’usant parfois de subterfuges expressifs assez ampoulés, se sert d’un langage simple et intelligible. Son but est avant tout d’entrer le plus profondément possible dans le psychisme humain et, partant, dévoiler, les traces - ou vasana - laissées dans la conscience, et partant, dans le comportement de l’homme vis-à-vis de lui-même d’abord, et d’autrui ensuie. Cette psychologie « expérimentale » trouvera son écho dans Mont-Oriol (1887), Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889), Notre cœur (1890), où il s’agit de consciences ravagées à la manière du psychologisme de Bourget. Le romancier recherche, par le biais de cet objectivisme artistique, à ne pas éclipser son génie par l’apport des grands maîtres tels Flaubert et Zola. Il s’ingénie, dans une course ahanante, à élaborer une abondante production, à faire vrai, à mettre surtout en valeur « les petits détails précis qui révèlent l’observateur, l’homme qui a vécu et retenu », et à n’accorder à la diégèse qu’une importance d’illustration, de support à une  « thèse » implicitement suggérée ; « l’essentiel, pour lui, demeurant la pensée, la re-création de la vie » (P Cogny,1959 : xxxi). V. Havard qui a lu Mont-Oriol d’un trait trouve dans ce « nouveau roman » la « […] sensation de la vie réelle » (voir L.Forestier, ibid.,1441). Or, dans un récit à la Maupassant, le principe de la recherche pointilleuse de la réalité fonctionne comme un indice objectif de revalorisation du texte narratif. Le récit n’est plus considéré comme un genre mineur, mais « […] comme un moyen de communication permettant la persuasion aussi bien que la transmission d’un savoir. » (A. Kibédi Varga,1989 : 66)

           

      Hormis Une Vie, ces quatre romans s’inscrivent dans une conception romanesque dépendante, pour une large part, d’un mode littéraire incrusté dans le positivisme et le scientisme. Dans son quatrième roman Pierre et Jean, Maupassant condense la matière romanesque afin de produire une œuvre objective et originale. Il écarte sciemment les théories à la mode et cherche à s’approprier une « nouvelle » esthétique - plutôt une poétique - du roman « moderne », entendue comme celle qui concilie adroitement les schèmes narratifs classiques et les données de la narrativité réaliste et naturaliste, voire les postulats des sciences expérimentales. Il recommande de surcroît la nécessaire stylisation, c’est-à-dire le travail artistique du signifiant. L’originalité de Pierre et Jean, roman à cheval sur le classicisme (ou le néoclassicisme ou l’éclectisme[1]) et le naturalisme, réside dans la recherche méticuleuse de la vérité. Il est, à bien des égards, un roman précurseur comme le sont en poésie les Petits poëmes en prose de Baudelaire. Ce roman de « circonstance » semble révolutionner, plutôt révéler, les « lacunes » des techniques narratives admises jusqu’alors comme souveraines et immuables ; il est élaboré de ce fait malgré et contre ces règles, cette norme obsolète. Dans sa « Notice » aux Romans de Maupassant, L. Forestier, ibid., p.1486, écrit que « Pierre et Jean est, à la fois, l’aboutissement de lointaines préoccupations du romancier et une œuvre qui semble de circonstance », puisqu’il fut écrit en quelques semaines et le sujet puisé dans un fait divers assez scandaleux.

 
Roman.jpeg

          Les tendances classiques et les influences naturalistes n’arrivent pas, en revanche, à « gommer » le principe d’objectivité qu’observe avec piété Maupassant. Son moi, bien qu’implicitement présent dans le roman, s’efface au profit d’une description objective des êtres et des choses qui peuplent son univers romanesque. Pour lui, la réalité - essence de l’événement -, doit se réduire, dans sa dimension philosophique, à la notion de vérité ; car toute réalité a besoin d’une vérité qui la fonde. La réalité ne doit pas, en outre, se simplifier en  notion d’objectivité, parce que celle-ci dépend des lois du jugement (la logique, la psychologie, les aspects individuel et social). Le romancier, voulant exposer la vérité sous forme objective, met en scène des personnages en possession de toute leur individualité. Néanmoins cette entreprise, si originale soit-elle, reste empreinte, plutôt dominée, par la vision toute-puissante de l’écrivain romancier. L’auteur de Pierre et Jean, conscient de cette difficulté à s’effacer complètement de son texte, à produire une œuvre transparente, croit que « les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière » (A.-M.Shmidt,1956 : 836). Le romancier observe le monde extérieur, l’analyse et finalement le présente au lecteur selon d’abord les règles objectives d’exposition, puis l’empreint, du moins implicitement, de ses convictions personnelles, culturelles et sociales voire philosophiques. Il s’agit donc pour l’artiste de révéler une vérité subjective, puisque l’objectivité au premier degré est une pure utopie. Etant écrivain d’obédience objective, il essaie dans son écriture de brouiller les pistes par des procédés singuliers afin que ses créatures gardent leur autonomie et que le lecteur ne verse pas inutilement dans des exercices stéréotypés et oiseux, qui consistent à retrouver, parfois au prix d’une exégèse artificielle, des concordances illusoires entre la vie de l’auteur et le statut social, ou encore la réaction d’un tel ou tel protagoniste de la fiction. Pour être enfin objectif, « le romancier ne se mêlera pas à la canaille dans l’intimité de la vie quotidienne. Son mérite est de paraître, et le paraître est le masque de l’être. » (P. Cogny, p.xxix)

 

        Pour que cette démarche soit concrétisée, le romancier focalise son attention sur un personnage qui « souffre » moralement ou physiquement et, à travers lui, il souligne la « bête humaine » qui est en nous, la férocité de l’instinct, les maladies nerveuses, les calamités sociales, et surtout la médiocrité nauséeuse de la vie. Ce personnage-cas, ou encore ce stimulus, lui permet en effet de filer une psychologie expérimentale qui consiste grosso modo à observer quelles modifications, quelles réponses interviennent à la suite d’une stimulation extérieure . Aussi concentre-t-il son travail romanesque sur un personnage-cobaye troublé, comme dans Pierre et Jean, par un indice extérieur avilissant manifesté sous forme d’un « infâme secret » qui « assiège » Pierre dans une obsession parfois maladive. Ce personnage, incapable de s’adapter à cette réalité aliénante, dirige de violentes  hostilités contre un entourage qu’il estime inconsistant et hypocrite. Cette situation de déséquilibre fera de lui un cas psychopathologique, un être exposé momentanément à des crises de l’âme souvent aiguës. Le monde extérieur est saisi à travers son regard rétrospectif, son expérience, son affect. Il étale ainsi une sorte de « pathologies de l’âme humaine » que sont les névroses et les perversions. Or, le texte, ou plutôt l’énoncé narratif, s’organise autour d’un principe de plaisir vs déplaisir qui menace constamment les sources d’excitation venues tant de l’intérieur du corps que du monde environnant. Butant contre un obstacle affectif, le « patient » sombre désespérément dans une angoisse morbide. L’intériorisation du conflit, au sein d’un entourage mis intentionnellement sur le qui-vive, permet au romancier d’observer ce cas, d’analyser les modifications de son comportement, puis enfin d’expliciter, non pas à la manière du psychologue ou du psychanalyste, cette réaction, plutôt « l’action ou le geste que cet état d’âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée » (« Le Roman », p.25), dans un environnement physique ou social donné. Cette « réponse » est conditionnée aussi bien par le vécu que par les expériences passées du sujet soumis à l’expérimentation, par les motivations présentes ou les anticipations éventuelles. Pierre subit en fait son passé et celui de sa famille désunie, fait révéler, au prix d’une minutieuse enquête, un ignoble secret. Il décide en signe de désapprobation à partir afin de retrouver le havre du bonheur qu’il n’a pu conquérir auprès des siens. Maupassant appliquera dans ses menus détails cette démarche expérimentale dans ce court roman. A travers la figure principale du texte, il affiche, en dépit de ses réticences objectives,  son moi réel, exprimant ainsi à travers son protagoniste une angoisse qui le hante et qui oriente, pour ainsi dire, cette observation, cette analyse et cette explicitation. Car « […] l’existence du personnage [de roman] dépend de la manière dont le narrateur conçoit l’homme : le personnage (du moins le ou les figures principales du texte) a pour mission primordiale de traduire le sens qu’un écrivain attribue à une réalité historique et sociale [voire psychologique], si fictive soit-elle.» (M. Zeraffa,1998, in EU).

 

     La lecture active de Pierre et Jean appelle la mise en exergue de deux axes de réflexion présentés dans deux parties distinctes. D’abord celui inhérent à la pseudo-préface de ce roman, intitulée « Le Roman » qui est eu égard une nouvelle approche de l’écrit romanesque. Dans cette poétique du roman, Maupassant introduit une conception narratologique qui est celle d’un praticien doublé de théoricien, et non pas d’un critique du genre. En théoricien du roman, il la conçoit à une époque où le roman, ayant bel et bien épuisé, avec la monumentale œuvre balzacienne, la fresque romanesque flaubertienne et l’écriture expérimentale et documentaire du maître du naturalisme, les ressources artistiques observées dans le domaine de la création et de la composition romanesques. Il cherche à se frayer une  nouvelle voie, une voie qui reste, malgré tout, tributaire d’une longue et imposante tradition.

 

       L'analyse méthodique de l’œuvre critique de Maupassant mettra l’accent sur le souci constant et novateur du romancier qui n’admettra les théories néoclassiques ou éclectiques, les courants réalistes et naturalistes que parce qu’il espère élaborer sa propre « théorie » du roman. Il s’efforcera donc de rendre opérationnelle une « doctrine » qui  reconnaît, d’une part, la validité des structures officielles ou normatives du moment que le romancier « est persuadé de l’absolue nécessité des règles », la puissance suggestive de l’écriture artisane qui le tente encore, bien qu’il proclame haut son  affranchissement et qu’il estime que la forme n’est pas une fin en soi mais un moyen d’expression, et enfin la banalité thématique reprenant presque mot à mot le drame de la maternité illégitime. Cette nouvelle esthétique du roman met en exergue le choix et l’ordonnance des petits détails précis et caractéristiques qui ont l’avantage d’éliminer « […] l’exceptionnel, l’imaginaire au profit du quotidien, de la chose vue » (Cogny, p. xxxii), la conformité de l’Art avec le tempérament de chacun. L’Art, entendu ainsi, n’est pas exclusif mais original et révélateur. La beauté et l’équilibre d’une véritable œuvre d’art, le principe objectif vivement sollicité et enfin la rigueur de la composition constituent, si l’on veut, le fondement de cette création artistique d’avant-garde. D’autre part, ces préceptes généraux seront accompagnés d’une méthode rationnelle et inférencielle qui saisit un personnage à un moment décisif de son existence, observe son évolution surtout lorsqu’il bute contre un obstacle extérieur ou psychologique, le conduit progressivement à la période suivante. De ce point de vue, la composition en profondeur du discours narratif se déploie suivant la structure psychologique du sujet amené, par des transitions savantes et dissimulées, à révéler sa véritable nature et à adopter un comportement approprié à la situation stimulante du début. Ce comportement révèle la véritable nature de l’être observé, dévoile par ailleurs son adaptabilité ou encore sa psychorigidité à un environnement qui lui semble inconstant voire hostile. Il s’agit grosso modo d’une étude psychologique qui essaie d’identifier et de rationaliser des réactions conditionnées par des facteurs internes ou externes.

Abdelghafour Bakkali


[1] L’éclectisme est une forme littéraire issue, pour une large part, du principe philosophique de Potamon d’Alexandrie. Cette tendance consiste à choisir, dans différents systèmes de pensée, des thèses admises comme vraies et universelles afin que soit édifié un corps de doctrine représentant, en quelque sorte, le brassage de toutes ces idées reçues.



07/03/2023
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 50 autres membres