LEXICARABIA

LEXICARABIA

Formes de l'emprunt persan en arabe ancien

Abdelghafour Bakkali

 

On n'emprunte pas seulement un mot parce que la chose qu'il désigne n'a pas de désignation autochtone. On emprunte par esprit d'imitation, et les emprunts sont soumis à tous les caprices de la mode. On emprunte parce que le mot étranger est plus distingué ou plus joli ou plus amusant ou plus intéressant, et seul l'arbitraire décide -aucun calcul ne peut le prévoir- ce qui est trou­vé distingué, joli, amusant et intéressant. 

Louis Hjelmslev, Le langage, p. 90

 

 

    V

oilà à peu près pourquoi l'arabe ancien, comme d'ailleurs toute langue naturelle, a emprunté des signes linguistiques, non seulement pour désigner des choses importées, mais aussi pour «rivaliser» avec les langues prêteuses et augmenter le volume de son répertoire lexical en vue d'une communication plus précise et plus aisée. Bien que parfois son système lexical dispose de mots représentant le concept importé, il recourt à des mots d'emprunt par «esprit d'imitation» voire de valorisation de sa capacité d’assimilation de mots étrangers sur le marché linguistique. Le locuteur, souvent pour un usage spécifique, ayant senti qu'ils sont plus «distingués», plus «jolis», plus «amusants» ou encore plus «intéressants» - pour reprendre la formulation hjemslevienne -, les actualise dans son langage, non sans un certain «maniérisme». Or, ces unités lexicales finissent par s'intégrer dans le vocabulaire potentiel de la langue emprunteuse. Ils finissent souvent par se fondre définitivement dans le moule systémique de l'idiome emprunteur quelle que soit la rigidité de son système. Mais il arrive le moment où ce vocabulaire est remis en cause pour diverses raisons.

 

La carabiyya, ayant assimilé au cours d'une histoire assez mal connue, des termes lui venant de différents idiomes, reste, pour une large part, dépendante d'un apport étranger fort significatif. Les langues «clas­siques», tels que le pehlevi, le grec, le latin voire le sanscrit, lui fournissent occasionnellement un vocabulaire exprimant nettement une pensée et une culture stimulantes pour le locuteur arabe attaché viscéralement à sa langue et à ses pratiques langagières qu'il vénère en quelque sorte. Ces langues anciennes lui permettent de s'ouvrir sur un savoir nouveau, telles que la philosophie, l'astrologie, la médecine… Son champ de pensée s'élargit de telle sorte que la langue arabe, devenant le véhicule des ces connaissances, se voit contraindre d'assimiler le contenu de cette culture étrangère et les mots qui l'expriment.

 

Mais les grammairiens anciens -et surtout les lexicographes-, ayant adopté une attitude quasi répulsive pour ce genre de vocables, refusent sciemment d'enregistrer cet emprunt dans leur production lexicographique, quoique souvent volumineuse. Et s'ils le retiennent dans la nomenclature de leur dictionnaire, ils prennent à son égard deux attitudes franchement opposées : soit qu'ils considèrent le mot importé comme issu d'un fonds qu'ils identifient, et citent alors un certain nombre d'étymons ; et ils terminent généralement leurs articles par l'expression «Mot ayant été actualisé par les Arabes anciens» ; soit qu'ils taisent son origine et le rattachent, au prix d'analyses lexicologiques subtiles, à une racine arabe, le faisant ainsi entrer parfois arbitrairement dans un «moule dérivatif » canonique. 

 

Bien qu'Ibn Durayd, l'auteur de Gamharat al-luga (GL) جمهرة اللغة, ait intégré un nombre considérable de mots d'emprunt dans la nomenclature de son dictionnaire, il n'arrive que partiellement à définir nettement cet apport venu augmenter considérablement le volume lexical de la langue ancienne. Mais, quoi  qu'il en soit, l'auteur de GL est, à juste titre, le premier lexicographe qui ait apporté un intérêt notoire à la problématique de l'emprunt lexical. Or, son dictionnaire constitue la source à laquelle se sont référés et se réfèrent encore les linguistes intéressés par cette étude.

 

Ce dictionnaire nous fournira donc la matière de cet emprunt et les premiers balbutiements d'une approche objective de cet aspect lexical. Nous allons, dans le cadre de cet article, essayer de l'exposer dans un tableau synoptique afin que se précise chez nous l'image de cet apport étranger infiltré à des époques incertaines de l'histoire de la langue arabe. 

 

Gamharat al-Luga

Lexèmes persans arabisés

Etymon

Racine

Fonctions référentielles

 persanne

arabe

1, 64

Khubb  «grande jarre » خُبّ

*hunb

hm(m)

khbb

Instrumentum domesticus

 

Ibn Durayd considère ce terme comme «persan arabisé », doublé d'un emploi néologique. L'auteur de TL  تهذيب اللُّغة le reprend, mais il ne souligne que son origine étrangère sans pour autant citer la langue dont il est issu ni non plus son étymon.


Le mot serait justement issu du persan *hunb > hub avec chute conditionnée de -n- médian, parce que cette nasale précède immédiatement le phonème -b. Dans cette position, le -b s'affaiblit en –m ; et on a hum (*hunb > hubhum).

 

Addi Shirr, p. 50,  le rattache à l'étymon *khum ; ce qui a généré en arabe ancien khābiya خابية  «grande jarre».

Les lexicographes anciens le rattachent, quant à eux, à *hunb, avec le passage de h- à kh- et l'assimilation régressive de -n- en -b-. Sa compensation se matérialise par la gémination de la lettre finale (-bb).


Ce mot a été aussi rattaché à l'étymon araméen *khabita. On remonte également à l'étymon persan issu du sanscrit *kumbh, ou à l'akkadien *hapu «cacher», d'où dérive *khabitu «jarre ». Et ainsi, le mot appartient a fortiori à une langue sémitique qui est en quelque sorte l’une de ses parlers. 

 

1, 87 ; 1, 351 et 3, 1323

Būsī بوسي «bachot (bateau) à fond plat»

*buzi

d'après Ibn Durayd

*√bwz

ou

*√bwd

 

bsy

navalis

 

Ibn Durayd le rattache au persan *buzi. Al-Azhari, citant Al-Layth- le disciple d'Al-Khalīl -, le définit comme étant une «sorte de bateau», sans pour autant lui reconnaitre un étymon persan. L'auteur de Tahdib al- Luga, 12, 258, reprend la signification que lui avait attribué Abu cAmr [b. Al-cAla'] «barque et non pas matelot». Ce sens était celui que défendait Abu cUbayda. Mais Ibn Sīdā retient de son côté le sens de «matelot », contenant et non pas contenu.

Addi Shirr, p. 30, le rattache à l'étymon persan *budz qui signifie «combat naval». Il lui reconnaît également son appartenance à l'araméen *busit ou *bisit.

Le mot pourrait aussi se rattacher à l'étymon latin bos «poisson de mer ».

 

1, 89

malajaملجة

«truelle de maçon »

*malah <*malak, selon Addi Shirr

mlh

mlk

√mlj

technicus

 

Ibn Durayd cite ce mon comme étant l'équivalent de massaja qu'emploient les Yéménites. Cet instrument est dit misyaca à Nagd.

Addi Shirr, p.145, le rattache au persan *malah, issu de *malak qui donne le mot arabe avec le passage de -k à -g augmenté de la voyelle -a. Le mot en question serait aussi venu du persan *males qui signifie «essuyage ; polissage ».

 

1, 172

 wann ينّ «cymbal, luth »

*wanah

wnh

wnn

ars

 

C'est un mot «persan arabisé» précise Ibn Durayd dans son dictionnaire GL; mais ce terme «a été actualisé par les Arabes [anciens]».

Al-Gawaliqi, p. 625, enregistre ce mot avec sa variante wanaj  et cite l'étymon persan *wanah, issu de *wanak.

Addi Shirr, p. 159, retient aussi wanaj et il affirme qu'il n'a pu trouver en persan que *wank qui signifie «écho; son», rapport évident avec l'instrument de musique en question.

 

1, 198

farfar فرْفَر «arbre dont le bois servait à fabriquer des écuelles »

*farfar

frfr

frfr

planta

 

Ibn Durayd, se référant à son maître Abu Hātim Al-Sigistānī, admet que *zarrin dirakht est l'équivalent persan de farfar que le lexicographe considère comme un mot arabe authentique. Ce mot signifie «arbre doré».

Ce lexème n'a pas été enregistré ni par Al-Gawaliqi, ni non plus par Addi Shirr. Ce dernier, p. 119, a par ailleurs retenus deux lexèmes ayant la même racine que farfar ; ce sont furfur «poule d'eau », issu de *farfur. Le vb. farfara «mettre en charpie» vient peut-être du persan *parah parah qui signifie «découpage ».

 

1, 203

marzanguمرزنجوس

«marjolaine (plante aromatique de la famille des labiacées)

*mardaqus

selon Al-Azhari

*√mrdqs

mrz(n)gs

planta

 

Ibn Durayd cite marzangus مرزنجوس comme l'équivalent du mot yéménite safsaf, dit canqar عنقر à Najd. Al-Azhari, 9, 380, enregistre deux lexèmes : mariages (sans -n- ) et mardaqus. Ces deux termes sont pour lui les équivalents de canqar et samsaq سمسق.Puis il rattache ce mot à murdaqus مردقوش qui signifie «sourd».

Al-Gawaliqi, p. 574, reprend presque intégralement la définition d'Al-Azharī,mais il fait remarquer que marzagus et mardaqus n'appartiennent pas au répertoire lexical arabe.

Dans son AFM, p. 144 sq., Addi Shirr rattache ce lexème à l'étymon persan *mazan gus qui signifie «oreilles de rat ».

Le terme marzangus vient sans doute du persan. Son arabisation s'est faite soit par la substitution du phonème /g/ à /j/ (c'est l'hypothèse retenue par d’Ibn Durayd), soit par la chute ou le maintien de -n- médian.

Mais mardaqus, signalé par l'auteur de TL, serait issu du persan *marda gus qui se compose de *murdah <*murdak «mort» et de *gus «oreilles».

Le mot fut introduit dans le domaine français, bien que certains dictionnaires lui reconnaissent une «origine obscure», sous la forme marjolaine. Introduit en France, via Espagne, vers les dernières années du XIVesiècle (1398) sous la forme mariolaine, sans doute par faute de lecture (j prononcé i).

On a * marda gus  > marzangus  ou mardaqus > mariolaine > marjolaine.

 

1, 203

et 3, 1323

 fisfis فِسْفِس

« luzerne »

*esfist d'après Ibn Durayd

*espast, selon Al-Gawaliqi

spst

fsfs

planta

 

Al-Gawahiri reprend le même étymon persan proposé par Ibn Durayd. Or,l’auteur d'Al-Mucarrab, p. 469, rattache fisfis à *espast pehlevi.

Ce mot vient effectivement du pehlevi *aspast, issu d'un fonds pehlevi *asposati, i.e. «ce que mangent les chevaux». Il a été d'abord arabisé en safsat, puis par assimilation régressive le -t final se transforme en -f, comme s'il s'agissait d'un quadrilitère constitué de deux syllabes identiques. Le lexème sifsif aboutit, par métathèse ou par lapsus linguae ,à fisfis..

Ce mot fut transmis au castillan sous la forme alfalfa, devenu alfa par amputation du segment -lfa, parce que le mot arabe s'était déjà transformé dans la langue courante en halfa.

 


 NB. 
D'autres lexèmes seront présentés dans les prochains articles.



13/08/2011
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