La fonction anecdotique en biographie 3/3
Abdelghafour Bakkali
La philosophie n’est autre chose que l’application de la raison aux différents objets sur lesquels elle peut s’exercer. Des éléments de philosophie doivent donc contenir les principes fondamentaux de toutes les connaissances humaines […]
D’Alembert, Eléments de philosophie, III, Œuvres complètes, t.I, p. 126
Suite aux deux précédents articles dont l’un porte sur une séquence expressive de l’enfance d’Al-Khalil b. Ahmad, et le deuxième révèle ses capacités exceptionnelles dans le domaine olfactif. Nous allons maintenant présenter le troisième article qui sera essentiellement consacré à quelques éléments de philosophie de notre auteur, à sa façon de voir les êtres et les choses. Mais Avant d’aborder le commentaire proprement dit, je vais exposer une autre anecdote confrontant notre auteur à un anachorète retiré sciemment du monde profane afin de se livrer entièrement, et en toute quiétude de l’esprit, aux choses divines et au savoir.
Anecdote 3
Al-Khalil s’enfonçait profondément dans le désert sans se rendre compte ni du trajet parcouru ni de l’avance du crépuscule, parce que, ce jour-là, une myriade d’idées se bousculaient dans sa tête au sujet du jeu d’échecs.
La nuit arriva subitement. L’obscurité étala son manteau noir sur ces lieux déserts. Ramené à la réalité, il sentit un frisson parcourir son corps. Et sans attendre, il se précipita vers une lueur pâle qui jaillissait d’un ermitage. Il frappa à la porte.
- Qui est là ? Que voulez-vous ? demanda l’anachorète en appuyant son regard à un œil-de-bœuf afin d’examiner celui qui se trouvait à l’extérieur.
- Je suis Al-Khalil b. Ahmad. Je vous prie de me permettre de passer la nuit chez vous.
- Ce n’est pas possible qu’un homme avec des cheveux défaits, des vêtements rapiécés et couverts de poussière, soit Al-Khalil b. Ahmad, répondit l’anachorète surpris.
- Un homme comme vous qui s’est retiré volontairement de la vulgarité de la vie pour se consacrer à la piété puisse se fier aux apparences ? C’est incroyable ! répliqua Al-Khalil.
En dépit même de cette réponse convaincante, l’anachorète, prudent, voulut coûte que coûte s’assurer de la véritable identité de son hôte. Il essaya alors de tester le savoir de l’étranger. Il lui demanda :
- N’a-t-on pas souvent prouvé l’inconnu par le connu ? Rien n’a d’existence propre s’il n’y a pas dans le connu quelque chose qui le prouve.
- Bien sûr, ajouta l’anachorète, toujours suspicieux, Al-Khalil croit que Dieu n’est donc ni un corps ni un accident. Est-ce que vous avez vu une chose pareille pour avancer un tel postulat ? Répondez pour que je sois sûr que vous êtes réellement Al-Khalil !
- Soit. Si j’ai conclu à l’existence de Dieu par ses propres actes, c’est-à-dire les preuves évidentes de son existence, que dites-vous de votre âme, de l’âme de tout animal ? Ne la sentez-vous pas ? Vous voyez néanmoins ses traces. Vous êtes donc convaincu de son existence ; vous la désignez par son nom ; vous cherchez à la raffiner. L’homme pleure lorsqu’il quitte celui ou celle qu’il aime et craint cette séparation. Savez-vous où elle est localisée ? Quelle est son essence ? Sentez-vous quelque chose au moment où elle quitte à jamais le corps ? Non ! Vous ne voyez ni sentez cet arrachement, mais vous croyez à son existence et vous affirmez qu’elle n’est pas une matière que vous avez l’habitude de voir. N’est-ce donc pas la preuve irréfutable de l’existence de Dieu ?
- Oui, dit l’ermite. Mais j’aimerais encore vous posiez une autre question. Ne prétendez-vous pas que les habitants du Paradis mangent et boivent, pourtant ils ne vont pas à la selle ! Où avez-vous vu de telles créatures ? Quelle en est donc votre argument ? ajouta l’anachorète sûr d’avoir enfin mis son interlocuteur dans l’incapacité de répondre.
- Avant de naître, le fœtus reste neuf mois dans l’utérus ; il se nourrit mais il ne défèque pas. Vous êtes passé par ce stade, comme d’ailleurs tout être vivant.
- Parfait ! Parfait ! Ô, Al-Khalil ! Il a tout à fait raison celui qui dit que vous êtes le plus intelligent des Arabes. Mais avant, comment pourrait-on admettre que les délices du Paradis soient illimités alors qu’ils ont un commencement !
- Je vous répondrais mais à la seule condition, c’est de m’ouvrir d’abord la porte. Bon ! Vous savez compter ?
- Bien sûr. Mais quelle relation mettez-vous entre savoir compter et ma question ?
- Vous ne pouvez avoir la preuve suffisante qu’en comptant…Pouvez-vous vous arrêtez ?... Jamais… parce que chaque fois il y a un nombre plus grand. C’est ainsi les délices du Paradis.
L’anachorète ouvrit immédiatement la porte, accueillit son hôte chaleureusement. Al-Khalil passait la nuit dans l’ermitage.
A travers ce débat philosophique lapidaire, on pourrait relever aisément un certain nombre de traits saillants qui explicitent des détails importants de la personnalité et du savoir d’Al-Khalil. D’abord, le biographe, ou mieux encore le narrateur, met exclusivement l’accent sur une certaine angoisse existentielle d’une société tiraillée entre le rationnel et la doctrine religieuse. La problématique métaphysique qui couve depuis un siècle déjà dans une aire multiculturelle, sortie récemment d’un paganisme tribal, refait surface et génère des débats approfondis et féconds, surtout par la genèse d’une pensée qui s’abreuve dans le rationalisme inscrit, faut-il le souligner, dans la vision globale du message musulman. De nombreux versets coraniques incitent à la réflexion et à la méditation, avec néanmoins la reconnaissance sui generis de l’unicité divine et du message prophétique. La matérialisation de la foi par des idoles est bel bien révolue et est quasiment extirpée des pratiques païennes.
Ces questions, nées en principe de la fameuse polémique de la religion en rapport direct avec la politique et les faits sociétaux, annoncent l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane dans le domaine intellectuel et philosophique. Le culte, l’Etat, l’idéal social sont au centre de ces joutes oratoires qui finissent par se cristalliser en théories doctrinaires. Et cet état de chose crée systématiquement des fissures existentielles au sein même de cette société, cosmopolite où notamment s’impose une religion qui s’adresse à toute la communauté, sans distinction aucune, et l’appelle explicitement à l’ordre divin. Les polémistes cherchent, dans le cadre dominant de la Loi religieuse à élaborer une pensée qui rationalise la foi, relit les textes, crée un nouveau réflexe, plutôt une nouvelle approche, quant à la compréhension du dogme. Ils lancent alors un non possomus à l’arbitraire et à l’irrationnel.
Cette mutation intellectuelle, ou plutôt cette floraison de la pensée conceptuelle, serait due en partie à l’influence partielle de la philosophie grecque. L’ouverture sur un mode de pensée qui s’était constitué dans un contexte historique et religieux diamétralement opposés à la vision musulmane des êtres et des choses, active des débats fructueux. Une adaptation s’avère une condition sine qua non pour la l’appropriation de ce nouveau savoir qui ne devait pas se heurter à l’Islam dans ses principes fondateurs. Des savants, soutenus par un pouvoir éclairé, se penchent sur l’étude des sciences grecques, latines, indiennes. La traduction est en plein essor surtout sous le calife Al-Ma’moun. Et dans cette activité intellectuelle et scientifique intense, la Maison de Sagesse devient un lieu d’attraction pour des chercheurs avides d’un savoir susceptible d’éclairer, du mois partiellement, un certain nombre de points de la connaissance.
Cette investigation objective, à partir des textes anciens, aboutit par des relectures actives, à la création de concepts forgés à partir de racines arabes authentiques. Cette philosophie se démarque des sources utilisées et se fraie, grâce à d’éminents penseurs, son propre champ de réflexion, une réflexion inscrite dans le dogme, le pouvoir établi, les faits de société en pleine mutation, la liberté de penser et de s’exprimer, etc. Le texte coranique, sans être un obstacle à cette mutation intellectuelle, conduit les philosophes à promouvoir le champ de pensée et à proposer d’autres interprétations. Le Coran, lui-même, incite à la réflexion et à l’appréciation objective de la réaalité. « En vérité, dans la création des cieux et de la terre, l’opposition de la nuit et du jour, sont des signes, certes, pour ceux doués d’intelligence », et bien d’autres versets qui recommandent l’utilisation systématique de l’intelligence et de la raison.
C’est notamment dans cet environnement intellectuel et philosophique pléthorique qu’évolue Al-Khalil b. Ahmad. Il serait vain de ne pas reconnaitre dans son œuvre grammaticale, lexicographique, prosodique l’influence directe ou indirecte du mode de pensée de son époque, c’est-à-dire les schèmes qui ont orientée sa réflexion sans cependant l’extraire de ses convictions religieuses et de son idéal arabe musulman. Pour nous tenir qu’à l’exemple de la lexicographie, certains avancent qu’Al-Khalil aurait subi l’influence indienne en ce qui concerne la méthode lexicographique adoptée dans son dictionnaire Kitab-Al-‘Ayn. Mais ce n’est en somme qu’une hypothèse qui n’a pas été étayée par des arguments fiables. A mon sens, Al-Khalil a créé lui-même sa propre méthode lexicographique. Il l’a mise en œuvre après une analyse minutieuse de la structure phonémique arabe, de son mode d’articulation et de production, de la structure du lexique, du mode de génération des unités lexicale sur la base d’un schème bi-, tri-, quadri- ou quinquilitère, du classement phonétique des entrées, de l’identification de l’emprunt et de la néologie, de la statistique lexicale, etc. Si l’on relit sa préface à son monumental dictionnaire, on relève aisément la réponse à cette question cruciale, et l’on pourrait de ce fait évaluer la qualité et l’originalité de son oeuvre lexicographique. (j’essaierais dans l’un de mes articles de la traduire et de la commenter).
Notons a priori que l’anecdote supra donne un précieux détail sur la personnalité d’Al-Khalil. Le narrateur signale, dans la trame de son récit, une caractéristique physique et vestimentaire du premier auteur du dictionnaire arabe. « Il [Al-Khali] était échevelé, visage pâle. Il menait une vie austère. Il ne donnait aucune importance à son mode vestimentaire : il portait en effet des habits rapiécés. Il était en perpétuel mouvement, inconnu voire ignoré des gens. » Le vêtement, objet culturel, est reconnu dans presque toutes les cultures qu’il est l’un des signes distinctifs de la personnalité de l’individu; il n’est pas uniquement une enveloppe, mais une espèce de constante anthropologique. Il est par ailleurs un moyen de communication du moment qu’il renvoie au statut social et aux inégalités qui caractérisent toutes les sociétés humaines. Dans certaines sociétés contemporaines, une peur conditionnée par une houle médiatique consternante se manifeste quant à l’habillement de certaines personnes. Mais cette attitude de phobie n’est pas nouvelle pour ces mêmes sociétés qui imposaient dans le passé à des minorités religieuses de se vêtir de telle sorte qu’ils se distinguaient de la classe gouvernante. Porter le voile ou le nikab, par exemple, ameutent les esprits forgés par un racisme larvé, issu en grande partie de théories excentriques mettant au-dessus de l’espèce humaine l’homme blanc.
Le vêtement exprime aussi une vision particulière des rapports humains basés surtout sur les apparences extérieures qui disent beaucoup sur la personnalité de l’individu. Et notre auteur, pratiquant une sorte d’ascèse vestimentaire, se fout de ces relations hypocrites qui se traduisent absurdement par une simple étoffe que l’on porte, qu’elle soit neuve ou des guenilles, et choisit ainsi de se positionner aux côtés des démunis, des marginalisés. La personnalité, pour notre auteur, n’est donc pas l’enveloppe vestimentaire, mais le rayonnement intellectuel, l’intelligence, la qualité des relations humaines, la générosité, etc. Des qualités qu’un être humain, digne de ce nom, devait observer comme des régles immuables.
Il ressort également de cette description volubile le portrait physique d’un homme consacré entièrement à son art et à la pratique rigoureuse d’un certain stoïcisme. Rien ne l’intéresse en dehors de la science, de la logique, de la rigueur de la norme inscrite dans toute discipline. Il est donc le type de savant qui ne reconnait de force et d’élégance qu’à l’esprit, à la rationalité, et qui fuit, par tous les moyens, l’apparence qui éclipse en quelque sorte une vision claire de soi-même et des autres. A la façon d’Horace du odi profanum vulgus et arceo, il fuit la stupidité d’une communauté versatile et inconstante.
Bien que notre éminent lexicographe eût, à plusieurs reprises, l’opportunité de jouir des agréments que lui offrirent les détenteurs des rênes du pouvoir, Al-Khalil, fidèle à ses principes et à son idéal scientifique et moral, refusait constamment cette munificence qui pourrait, à son sens, l’avilir plutôt que l’élever. Le refus d’insertion dans les cercles des hauts lieux est une prise de position de principe, parce qu’à cette époque, la classe intellectuelle, les savants, philosophes, grammairiens, orateurs, ont beaucoup plus d’audience que les politiciens. Leur savoir les mettait au-dessus de l’ordre politique. C’est pourquoi des frictions parfois tapageuses sont relevées tout au long de l’histoire. Cette concurrence n’est pas le propre de la culture arabo-musulmane mais de toutes les cultures universelles.
Pour qu’on ait suffisamment de clefs pour percer davantage la personnalité de notre auteur, on se réfère encore une fois à une autre anecdote où Al-Khalil raille l’autorité qui cherchait à le mettre sous sa tutelle.
Anecdote 4
Le wali de la Perse Sulayman b. Habib, le petit-fils du célèbre conquérant arabe Al-Muhallab b. Abi Sufra (m.83/702), délégua un jour son messager à Al-Khalil afin que celui-ci fût le précepteur du fils du Gouverneur. Al-Khalil accueillit, avec beaucoup de courtoisie, le messager, et lui présenta, en signe d’hospitalité, du pain nu parce qu’il n’en avait pas autre chose à lui servir. Mais il refusa catégoriquement la requête du Wali.
Avant son départ, le messager lui demanda humblement :
- Que dirais-je, respectueux Maître, à son Excellence le Wali de la Perse ?
- Dis-lui que je n’ai pas besoin de ses services du moment que j’ai encore de quoi subsister. Et il clama :
Dis à Sulayman que je n’ai pas besoin de lui ;
Je me passe de ses dons quoique pauvre.
Je compte sur moi-même ; je ne vois personne
Mourir d’émaciation, ou un autre vivre d’opulence.
Chacun a ses propres moyens de survie :
Ni l’indigence ne le rabaisse,
Ni les dons d’un rusé ne le élève.
La pauvreté n’est que celle de l’âme, non pas celle de l’indigence;
Et la richesse est celle de l’âme, non dans la possession des biens.
Ces vers, frôlant l’invective conduisent le wali, en guise de revanche, à supprimer les subsides qu’accordait le Trésor Public aux savants et chercheurs. Al-Khalil, n’ayant pas été surpris par cette décision arbitraire et injuste, tourna en dérision le décret arrêté par le Gouverneur :
Celui qui m’a fissuré une bouche assure ma survie.
Tu m’as privé de cette subvention modique,
Hélas ! cette résolution n’élèvera pas ta richesse.
Le wali, quoique courroucé par l’attitude d’Al-Khalil, renonça à sa décision, et lui adressa une missive d’excuses. Al-Khalil pacifia et répondit encore par ces vers :
Un égarement, dont Satan est l’instigateur,
Venant de Sulayman, crée la surprise.
Ne soyez pas étonné d’un bien dont il est le sujet.
L’astre funeste arrose parfois les gens.
Cet événement développe un trait de caractère saillant d’un intellectuel qui rythme son attitude selon l’événement et le contexte et allie l’utile à l’agréable. Et ainsi sa dignité prévaut avant toute autre considération. Al--Khalil refuse de céder à la calomnie. Il défend l’affront avec la force verbale dont il est le maître incontesté. Les excuses du wali, si sincères et nobles qu’elles soient, n’arrivent pas à calmer l’élan fougueux du poète. Fidèles à ses principes que lui confèrent sa situation intellectuelle, il s’écarte sciemment des opportunités que lui offrent généreusement les détenteurs du pouvoir politique. Le défit lancé au gouverneur n’est pas la seule raison du renoncement du grammairien à la vie opulente, mais ses idéaux moraux et intellectuels lui dictent sa façon de mener une vie simple, sans extravagance, et de se consacrer librement à sa science. Il semble, à bien des égards, adopter la neutralité comme une règle de conduite fondamentale. Evoluer au sein des contraintes courtisanes bloque cette indépendance propice à un travail intellectuel et scientifique digne de ce nom.
De même, Al-Khalil observe dans son comportement sa confession religieuse rigoriste. Ce n’est pas de l’ascétisme doctrinaire comme on pourrait le croire, mais plutôt un prise de position foncièrement intellectuelle voire confessionnelle. Il n’admet certainement pas les pratiques ascétiques dominées par des prêches que psalmodient des initiateurs en « dévots, ascètes, sermonneurs et « pleureurs ». Ces pratiques fantaisistes étaient et sont encore inscrites dans les fameuses traditions des ermites chrétiens et des moines boudhistes.
Bien qu’on ait vu dans le comportement vestimentaire d’Al-Khalil une reproduction concrète de ce courant religieux déliée et sectaire, il s’en démarque par une compréhension plus rationnelle de la religion. Etant grammairien, lexicographe, poète, mathématicien, musicien, il soumet les choses religieuses à la rigueur rationnelle, à l’expérience, et ne se laisse guère bercer par cette myriade de pratiques mystiques fantasques. La philosophie d’Al-Khalil est exprimée de façon précise dans ces vers :
J’accorderais le pardon à tout fautif,
Même si les bévues se multiplient.
Les hommes ne sont que l’un de ces trois : noble, ennobli et bas.
Celui qui me dépasse, je devrais reconnaitre son mérite,
Imiter en lui sa vérité ; et la Vérité est constante.
Mais, celui qui est à mon niveau, s’il s’avilit ou abuse, je l’excuserai.
La bienveillance est une mère souveraine.
Et celui que je dépasse, s’il exagère,
Je préserverai mon mérite en me taisant,
Même si l’on m’adresse des reproches.
Et cette sagesse imprime un rythme original à la vie en société d’Al-Khalil qui trouve sa raison d’être dans une conception comportementale originale voire intellectuelle. Il le mettait au-dessus du commun vulgaire, quoique socialement, il appartienne à ce qu’on appelle la « classe populaire ». Le poète semble donc diviser la communauté des hommes en strates comportementales sur la base de la fourchette du savoir. C’est apparemment de la psychologie du comportement avant terme. S’il adopte la division ternaire du comportement humain, il se situe dans le juste milieu. Le bas de l’échelle l’exaspère parce qu’il évoque l’abaissement et la vulgarité. En aspirant à l’accession vers le haut, il sondera l’essence de la Vérité, niveau qu’atteignent que ceux dont le mobile comportemental est au service de la recherche de la rationalité dans l’irrationnel, la logique dans l’absurde, le clair dans l’obscur, le vrai dans le faux. Or, il fuit l’excès er le défaut à la manière aristotélicienne. La ligne médiane dans cette taxonomie, ou plutôt cette mesure, permet au poète de poser son regard scrutant les deux autres bouts de la ligne, lui évitant, pour ainsi dire, de se laisser bercer par un égoïsme sans saveur. Sa position stimulera son bien-être existentiel et moral. Diderot considérait le « juste milieu » le garant d’un véritable bonheur. Ainsi Al-Khalil trouvera-t-il son bonheur dans la négation du bas et le désir constat d’accéder vers le haut. Toute sa vie, il appliquera cette règle de conduite intellectuelle. Il n’a jamais été satisfait des productions intellectuelles qu’il a élaborées. Il a toujours poussé ses investigations scientifiques jusqu’à la perfection, en grammaire, en prosodie, en lexicographie, dont il reste reste le maître incontesté.
Mais, après une vie intense et prolifique, il s’éteint tragiquement. Cette scène est relatée dans un récit riche d’enseignements.
Anecdote 5
Comme à l’ordinaire, Al-Khalil déambulait dans les ruelles bruyantes et populeuses de Basra en quête d’un événement ou d’une situation circonstancielle susceptible de déclencher son inspiration ou plutôt ses attentes toujours insatisfaites. Il entendit soudain le cri d’une jeune fille qu’un épicier cupide et rusé cherchait à escroquer par un faux calcul des achats. Incapable de le convaincre, elle se retira les larmes aux yeux.
- Pourrai-je trouver, se dit le vieux Al-Khalil, pris de compassion pour cette malheureuse jeune fille, une opération mathématique que celle-ci présenterait au juge afin qu’il ne commette pas une bavure à son égard ?
L’appel à la prière le sortit brusquement de sa réflrxion. Il entra alors dans la grande salle de la mosquée. Après le recueillement, il se retira pour rentrer chez lui. Mais, envahi complètement par son éventuelle équation, il heurta une colonne de la salle de prière et mourut.
Et ainsi s’achève un chapitre de l’histoire linguistique d’un éminent grammairien. Mais ses démarches dans le domaine lexicographique et grammatical vont être repris et développées par ses disciples. Pour longtemps encore, l’étude de la langue arabe sera largement tributaire des postulats de ce grammairien hors pair. Sa Préface à son dictionnaire Kitab Al-‘Ayn enregistre sa méthode lexicographique qui, à mon sens, n’a pas été utilisée dans d’autres cultures. Le classement des entrées n’obéit plus systématiquement à l’ordre alphabétique, mais à une taxinomie phonétique. La description des phonèmes, leur répartition sur le trajet articulatoire, leur valeur phonologique, la statistique lexicale, sont à la base de la construction de ce monumental dictionnaire, plutôt ce trésor de la langue arabe (J’exposerai ultérieurement la traduction en français de cette précieuse préface).
Ceci dit, l’article a essayé de dégager dans ses trois parties et en se référant à des anecdotes le génie de ce grammairien qui m’a été présenté par un orientaliste français spécialiste en philosophie arabe. J’ai été sidéré de voir qu’un grand lexicographe arabe est mieux connu ailleurs que dans nos pays arabes où la médiocrité décide dans notre système éducatif et d’enseignement. L’anecdote nous renseigne beaucoup plus sur les véritables intentions intellectuelle et scientifique de notre auteur que les textes historiques n’ont fait que dissimuler la vérité au lieu de la concrétiser.
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