LEXICARABIA

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La temporalité narrative


 Abdelghafour Bakkali 
 

 

"Les analyses du récit actuelles, qui s'inspirent de l'examen auquel ont soumis, Propp, les contes populaires, et Lévi-Strauss, les mythes, s'accordent pour identifier, dans tout récit minimal, deux attributs d'un agent au moins, apparentés mais différents."
Oswald Ducrot & Tzevetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,1972, p. 378.

 

 

 

Le théoricien de la littérature Tzevetan Todorov développe dans Qu'est-ce que le Temps du récit P. Ricoeur 1.jpgstructuralisme ?  (1973, Points, Essais)[1] trois catégories de notions pour une analyse méthodique du récit. Cette classification est reprise et développée par Gérard Genette dans Figure III [2]. L'approche, inscrite dans l'orbite structuraliste, consiste à mettre en exergue les articulations narratives ci-après : d'abord,  le temps qui est le  paramètre narratif où s'exprime le rapport entre le temps de l'histoire et le temps du discours, c'est-à-dire, le temps de l'événement ou des événements narré(s) et le temps de la narration. Ensuite, l'aspect qui est la manière dont l'histoire est perçue par le narrateur. Cette notion est rebaptisée «vision » ou «point de vue ». Puis, le mode : c'est le type de discours utilisé par le narrateur. C'est le fameuse «distance » que prend le narrateur par rapport à son discours (distance normale/distance maximale) : le narrateur s'efface ou s'implique dans son discours. Platon opposait, dans cette perspective les notions de  mimésis (imitation parfaite, donc implication) et diégesis (récit pur, donc effacement ou omniscience, et qui est pour Genette l'univers spatio-temporel du récit). C'est donc les modes de présence ou d'absence explicites ou implicites du narrateur dans le récit[3]. Dans cet article, deux points seront exposés : d'abord, la structure temporelle du récit et ensuite, le temps socio-historique.

 

       Nous allons, de prime abord, nous nous référer à  l'analyse du temps du récit que pratiquent certains sémioticiens. Le théoricien de la sémiologie du cinéma Christian  Metz  précise dans Essais sur la signification au cinéma, p.27 (Klincksieck, 1968-1972, 246 p. tomes 1 et 2, que «Le récit est une séquence deux fois temporelles. […] : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du signifiant). Cette dualité n'est pas seulement ce qui rend possibles toutes les distorsions temporelles qu'il est banal de relever dans les récits  (trois ans de la vie du héros résumés en deux phrases d'un roman ou en quelques plans d'un montage «fréquentatif » de cinéma, etc.) ; plus fondamentalement, elle nous invite à constater que l'une des fonctions du récit et de monnayer un temps dans un autre temps ».

 

D'autres théoriciens distinguent, de leur part, le «temps de l'histoire » et le «temps du récit ». Il s'agit en fait du temps de la fiction ou temps diégétique[4] et le temps de la narration. Le récit  donne, sous forme d'outillages linguistiques, le temps de l'histoire, soit par des indications temporelles proprement dites : mention de dates, d'heures, de moments de l'année ou de la journée ; ou encore par des signalisations plus ou moins précises (Trois mois plus tard…, peu après…), soit aussi par l'organisation des temps verbaux, signe plus fréquent que les indications temporelles données par des syntagmes nominaux, des adverbes, des prépositions. Ainsi distingue-t-on dans un récit écrit une narration non marquée (absence de traces linguistiques du narrateur) et une narration marquée  (existence de traces linguistiques du narrateur, présence de plusieurs narrateurs surtout dans les récits emboîtés, enchaînés, etc.)  On pourrait ainsi figurer  cette temporalité :

 

 

 

 

 

 

Représentation de la temporalité du récit.

 

Au niveau macro-temporel ou diégèse (notons qu'au niveau micro-temporel, le temps de la fiction s'organise d'une façon claire et on obtient, dans le monde raconté, le passé, l'imparfait, quelle que soit la nature du récit, daté ou non daté), on isole  grosso modo les récits non datés qui se caractérisent par l'«atemporalité » ou «hors-temporalité » selon l'expression de Francis Vanoye. « Ils se déroulent [en fait] à une époque indéterminée (aucun point de repère, aucune datation ou une datation dont on souligne bien qu'elle n'a pas d'importance ou qu'on ne la connaît pas) et indéterminable (les détails du récit ne permettent pas de dater la diégèse) »[5]). Ces récits sont marqués par des expressions telles que «il était une fois…, en ce temps-là… ». L'on isole aussi les récits datés : il s'agit ici soit de marques explicites (dates écrites) ou implicites (références à des événements historiques, détails matériels : costumes, objets, etc.)

 

           Plus récemment, Marc Lits, professeur de communication à l’Université catholique de Louvain, dans son essai  Du récit au récit médiatique, de Boeck, 2008, trace une ligne de démarcation entre le temps du récit ordinaire et celui utilisé dans le récit médiatique. Lits établit les rapports entre le récit et la société dans l’histoire. Les contes, les mythes et les légendes semblent créer une appartenance entre les origines du monde et du groupe social. Mais m’analyse a pour objet principal la distinction du réel de la fiction. Ne se situant pas sur les mêmes longueurs d’onde que les théoriciens du Structuralisme (Barthes, Greimas, etc.) qui part du principe que le texte es t un système de signes autosuffisants, Lits s’appuie sur le contexte extérieur lors de l’analyse textuelle, en l’occurrence le récit. Les conditions sociales de la  production du texte comme d’ailleurs celles  de sa réception sont prises en compte ainsi que les paramètres intertextuels. "La transformation et l’accélération du temps, d’une part, et les interactions entre producteurs et récepteurs, d’autre part, sont des éléments centraux à prendre en compte pour comprendre la transformation des modes de fabrication et de réception des récits, au point d’obliger les théoriciens qui observent ces nouveaux usages à redéfinir les cadres mêmes de l’objet ‹ récit ›."

(cf.le numéro 12 de la revue A Contrario, 2009 http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2009-2.htm)

Mais ceci n’empêche Lits à se référer à l’école structuraliste de Paris, à la linguistique du récit de Jean-Michel Adam et à la philosophie herméneutique de Paul Ricœur. Il conçoit alors que le récit doit être défini comme étant  un concept opérationnel pour l’étude du récit médiatique.

(cf. http://communication.revues.org/1933).

 

 temporalité du récit.jpg

 

L'analyse narratologique repose par ailleurs sur l'identification d'un certain nombre de repères démarcatifs. Ces signes indiquent notamment des points temporels qui structurent, pour ainsi dire, la dimension temporelle du récit. On relève ainsi des anachronies narratives.  «Une anachronie, selon Genette, op.cit. 89, peut se porter dans le passé ou dans l'avenir, plus ou moins loin du moment «présent », c'est-à-dire du moment de l'histoire où le récit s'est interrompu pour lui faire place […] ».  On  distingue deux types d'anachronie : les analepses (temporels) qui renvoient le lecteur à un événement antérieur par rapport au «présent » du récit. C'est une rétrospection, un retour en arrière ; ce qui équivaut au flash-back du cinéma.  Elles sont de deux sortes : d'abord, les analepses externes qui ont pour fonction de compléter le récit tout en éclairant le lecteur sur tel ou tel «antécédent » du protagoniste. Elles visent, semblent-il, à persuader le lecteur sur un élément de détail (comportement d'un protagoniste, par exemple) de cette syntaxe narrative. Elles se situent donc en dehors du récit premier. Les analepses internes dont le champ temporel est compris dans celui du récit premier sont une seconde forme d'analepse. C'est une sorte de redondance qui a pour visée narrative de rappeler une information de détails vécue par l'un des protagonistes. On identifie ensuite les prolepses qui sont une sorte d'anticipation temporelle. C'est ce que Todorov appelle «intrigue de prédestination » dans sa Poétique de la prose  (1980, Seuil, Points, p.77). Ils permettent d'anticiper sur le récit et de se projeter dans l'avenir, tels que le contenu d'un monologue, les prophéties...

  

     Ensuite, nous essaierons avec Pierre Sorlin[6], historien et professeur d'études et de recherches cinématographiques et audiovisuelles, montrer comment fonctionne le temps socio-historique dans une production narrative. Sorlin souligne  dans sa Sociologie au cinéma, (Aubier-Montaigne, 1977, 319 p.) les empreintes du temps socio-historique de la narration sur la fiction. Il s'appuie sur la dichotomie « temps de l'histoire » et « temps du film », p. 91. Un récit écrit porte particulièrement des traces de l'époque de son élaboration. Ces traces se matérialisent en effet sous forme de substance du contenu (chaque époque semble avoir des thèmes, des sujets de prédilection), de forme du contenu (notamment les structures de la narration et les structures idéologiques), de substance de l'expression (surtout en ce qui concerne l'évolution des techniques de la reproduction graphiques : caractères et ponctuation propres, par exemple, à des romans écrits à des époques différentes) et de forme de l'expression  (les langages utilisés par les écrivains diffèrent également d'une époque à une autre, particulièrement celle qui a été marquée par une mutation sociale notoire : révolution, crise, guerres, etc.).

 

L'articulation du récit semble, selon cette vision, reproduire le cours de la vie. En effet, les trois fameuses dimensions narratives traduiraient le contour des processus psychiques de l'homme. Ce que la «psychologie individuelle » essaie de mettre en avant. Un individu vit, selon le milieu et les circonstances, de façon intense les changements qui transforment son devenir, et est souvent tiraillé entre le présent (son vécu), un passé (glorieux ou non) et un avenir (généralement rêvé). Etudier le temps u récit consiste donc à travailler à la fois la structure temporelle du récit et l'impact qu'a la société sur le processus narratif. On ne peut séparer le narré du narrateur. Celui-ci, quelle que soit la neutralité qu'il puisse avoir vis-à-vis de son discours,  expose, à son insu, sa façon de voir les êtres et les choses et reproduit presque in extenso un schéma narratif où la temporalité s'impose par ses schèmes habituels. Le récit semble donc s'inscrire, du moins en ce qui concerne les ingrédients temporels, dans u mécanisme diégétique et social. Autrement dit, l'on s'interroge lors de l'analyse narratologique sur les rapports entre le narrateur et l'histoire qu'il raconte ; et cela nous permet aisément de comprendre comment s'agence à la fois les temps du récit utilisés et l'impact de la psychologie individuelle sur le narré. Or, l'homme n'est-il pas en fait inséré dans le flux temporel de son époque, comme le précise Norbert Elias ? Tout le laisse croire. La fiction narrative n'est, en fin de compte, qu'un tremplin vers la reconnaissance de cette insertion. 

 


 

[1] Dans sa poétique, Todorov n'insiste pas sur l'œuvre littéraire considérée en elle-même mais il oriente l'analyse sur les propriétés du discours littéraire. Or, l'objet artistique est perçu à travers  sa structure poétique. Le but poursuivi dans ce type d'analyse est de proposer une démarche qui repose essentiellement sur le repérage et l'étude des propriétés du discours narratif. « Ce n'est pas l'œuvre littéraire elle-même qui est l'objet de la poétique : ce que celle-ci interroge, ce sont les propriétés de ce discours particulier qu'est le discours littéraire. Toute œuvre n'est alors considérée que comme la manifestation d'une structure abstraite et générale dont elle est une des réalisations possibles. L'œuvre se trouve alors projetée sur autre chose qu'elle-même : la structure du discours littéraire - démarche qui sera désignée sous le nom de poétique. » Pour mieux comprendre la poétique de Todorov, je vous envoie à l'entretien qu'il a accordé au Monde du 1er avril 2008 : Entretien avec Tzvetan Todorov :Humanisme, Libéralisme et esprit des Lumières (http://cyrano.blog.lemonde.fr/2008/04/01/entretien-avec-tzvetan-todorov-humanisme-liberalisme-et-esprit-des-lumieres/

[2] Pour lire le compte rendu de cet ouvrage, référez-vous à l'adresse : http://id.erudit.org/iderudit/500276ar

[3] Ces notions  qu'on emploie dans les pratiques de l'analyse du discours narratif sont empruntées à la grammaire du verbe (temps, mode, aspect, voix, personnes). Je vous renvoie à la définition de ces termes dans les manuels de grammaire.

[4] La diégèse, terme de la poétique, est empruntée au philosophe Etienne Souriau par Gérard Genette.

[5] VANOYE (Francis), 1989,  Récit écrit, Récit filmique, Paris : Nathan (Nathan-Université), p.159.

[6] Sorlin a tourné des films sur la Révolution française, l'Affaire Dreyfus et le Front populaire.



24/10/2011
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