Les trois étapes pour une alphabétisation fonctionnelle
Abdelghafour Bakkali
Montaigne
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Le processus d'alphabétisation repose essentiellement sur une stratégie qui tient compte de la conception, l'élaboration et la mise en œuvre de ce qu'on pourrait appeler «Dispositif Andragogique d'Alphabétisation» (désormais DAA) qui est la résultante d’une identification rationnelle de la population cible. Cette opération d’identification devrait être suivie d'une analyse de la situation de l'analphabétisme qui est, faut-il le rappeler, l'une des causes majeures de l'exclusion sociale, et partant d'une injustice patente qui intensifie le mécontentement au sein de la société. Et qui plus est freine l’élan économique du pays.
Qu'entend-on par alphabétisme ?
Quelles sont les principales étapes du DAA ?
Quels en sont les objectifs à atteindre, les compétences à développer chez ce public ciblé par ce dispositif, les contenus à délimiter ?
Pour qu'il n'y ait pas d'équivoque sur la signification, plutôt la portée, qu'acquiert conventionnellement, et de manière consensuelle, le concept d'analphabétisme - lequel désigne en fait des degrés d'ignorance pouvant aller de l'incapacité totale d'utiliser la lecture et l'écriture jusqu'à une maîtrise insuffisante d'un ensemble de connaissances, de savoir-faire et savoir-être relativement complexes et interdépendants- acquiert une définition normative, élaborée principalement par des instances internationales telle que l'Organisation des Nations-Unis pour l'Education, la Science et la Culture (U.N.E.S.C.O.). Il s'avère donc un point de repère pour une approche dynamique de ce fléau qui frappe notre pays.
Or, en 1951 un comité d'experts réuni par l’UNESCO proposait une première définition selon laquelle pouvait être considérée comme alphabète toute «personne capable de lire et écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec sa vie quotidienne ». De ce point de vue, «une personne capable seulement de lire et d'écrire des chiffres et son nom doit être considérée comme analphabète, de même qu'une personne qui sait lire mais non écrire, ainsi qu'une personne qui ne peut lire et écrire qu'une expression rituelle apprise par cœur » a-t-on en outre précisé. L'analphabétisme est donc l'incapacité à lire, à écrire, à compter, aussi à comprendre des énoncés. L'analphabète, qui reste pour une large part la conséquence d'une politique éducative inappropriée, devient un élément quasi improductif voire inquiétant, et est conséquemment une menace potentielle de la stabilité de la société, menace aussi bien au niveau sécuritaire que progressif.
En 1978, l'UNESCO reprend cette définition qui rattache le fait de l'appropriation de la lecture et de l'écriture à la réalité quotidienne de l'alphabétisé ; autrement dit, à son vécu socio-économique et culturel. Elle ajoute également cette précision : «Est fonctionnellement analphabète une personne incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles l'alphabétisation est nécessaire dans l'intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté, et aussi pour lui permettre de continuer à lire, à écrire et à calculer en vue de son propre développement et de celui de la communauté.» Le sens du mot analphabétisme prend donc de l'extension du moment que cette notion est désormais prise dans sa dimension fonctionnelle et socio-économique. L'apprentissage des compétences de base n'est pas une fin en soi mais un moyen par lequel la population cible cherche, par le biais de l'acquis en alphabétisation, à s'intégrer pleinement dans son milieu de vie et à développer sa propre personnalité et à contribuer à l'épanouissement de son groupe.
Dans cet exposé, nous tendons à réhabiliter, du moins partiellement, cette définition, devenue canonique à bien des égards, afin que ces notions s'inscrivent dans une perspective plus ou moins conforme à la réalité éducative, socioculturelle et économique du public analphabète cible et qu'elles répondent par ailleurs à une norme internationale admise comme souveraine. En effet, nous essaierons, d'une part, de cibler une population adolescente marginalisée et pauvre (15 ans et plus) susceptible eu égard de recevoir une formation tant au niveau de l'alphabétisation proprement dite que dans le champ des activités sociales et professionnelles ; et que, d'autre part, nous essaierons de proposer une démarche qui mettra l'accent sur des activités génératrices de revenus. Ainsi, les bénéficiaires de cette éducation non formelle puissent-ils être intégrés pleinement dans leur milieu environnant et adhérer, sans entraves, à la vie en société.
Pour rendre opérante cette démarche, nous avons prévu trois étapes estimées comme incontournables dans le processus d'une alphabétisation fonctionnelle. Il ne s'agit plus seulement des modalités andragogiques rationnelles susceptibles de modifier, à moyen terme, les attitudes motrice et mentale de l'alphabétisé, mais des étapes qui peuvent évoluer et changer en relation avec l'environnement humain et les données qui surgissent au fur et à mesure de la mise en place de ce dispositif de formation pragmatique (désormais DFP) . Pour cela, nous distinguerons généralement trois étapes:
1. La pré-alphabétisation (identification des bénéficiaires de l'opération d'alphabétisation) :
Cette phase consiste d'abord à sélectionner des analphabètes après les avoir identifiés et sensibilisés – par une campagne mettant en exergue les buts poursuivis par l'action entreprise - aux avantages espérés d'une formation de base en lecture, écriture et calcul, et d'une qualification professionnelle congruente. Cette sélection, écartant sciemment le rabâchage et la monotonie, résulte des données statistiques sur les niveaux d'éducation et d'analphabétisme recueillies soit dans les documents des recensements officiels, soit à partir d'enquêtes par sondage ou encore d'investigations auprès des groupes concernés par l'opération d'alphabétisation.
Il s'agit en somme de l'identification d'une population adolescente non scolarisée, ou ayant abandonné l'école, pour de multiples raisons, dès les premières années du primaire (déperdition scolaire) motivée par une remise en question de ses conditions de jeunes désœuvrés. Ce diagnostic sur une telle conjoncture permet à la fois la connaissance des circonstances dans lesquelles ils vivent et le degré de motivations nécessaires pour cette action. Lors d'un travail de terrain, nous avons pu reconnaitre donc les véritables besoins en formation des futurs alphabétisés. Sur un échantillon de 120 consultés (adolescents de 15 ans et plus, appartenant à des familles vulnérables), 87 % ont exprimé leur intérêt pour une alphabétisation qui débouche sur une formation qualifiante, 12% sont plutôt réticents et ne veulent que s'initier aux compétences de base en lecture, écriture et calcul, parce que qu'ils se livrent déjà à des activités lucratives, soit en apprentis mécaniciens ou menuisiers, soit en vendeurs ambulants, soit, pour les filles, en ouvrières ou bonnes à tout faire.
2. La phase de l'alphabétisation proprement dite (mise en œuvre de l'opération d'alphabétisation) :
On essaiera en premier lieu d'instaurer au cours de cette étape un dialogue, au sens d'échange franc et direct, entre alphabétiseurs et alphabétisés, entre formateurs et bénéficiaires de ce programme. Cette démarche fondée sur une «pédagogie du respect», qui n'humilie pas les jeunes (15 ans et plus) analphabètes en les plaçant dans une situation de scolarisation formelle, devient le principal levier de cette action éducative. Ceci est n facteur essentiel de résilience. La cible sentira qu'elle est capable de développer ses capacités et de participer activement à la vie en société malgré la situation dans la quelle elle est mise.
De ce fait, l'alphabétisation cesse d'être «scolarisante » au sens étroit du terme, et tient compte plus spécifiquement de la réalité sociale et psychologique de la population cible, de ses propres motivations et attentes. Cet enseignement et apprentissage, plutôt cette formation pragmatique, se démarque, bien entendu, des objectifs et des méthodes de l'école primaire et s'attache plus spécifiquement à une alphabétisation qui facilitera l'intégration sociale voire professionnelle des bénéficiaires de cette opération. Autrement dit, on ne visera pas exclusivement à faire acquérir les savoirs de base, mais à les rendre utiles pour ceux qui les apprennent et les emploient. On leur apprendra à apprendre et à utile. On vise surtout à associer les formés comme partenaires actifs dans toutes les étapes de l'alphabétisation. Celle-ci est donc un moyen et non une fin en soi : il ne s'agit pas seulement de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul, mais des transformations individuelles et collectives que produira une telle formation focalisée sur l'apprenant et non pas sur un contenu formateur stéréotypé de base. Cela permet, à différents égards, aux groupes concernés d'exprimer leur identité socioculturelle, leur vision politique, leurs aspirations et leurs projets.
Cette nouvelle approche nécessite évidemment une formation initiale et continue des «alphabétiseurs»[1] dont les qualités humaines, intellectuelles et pédagogiques doivent être indéniables ; des alphabétiseurs en somme «engagés » dans le processus entrepris. Ils seront choisis en principe dans le même milieu que leurs apprenants, puisqu'ils connaissent mieux que quiconque l'environnement culturel et socio-économique en question, la psychologie de la population cible.
Dans le cadre de cette action, ils seront essentiellement recrutés parmi les jeunes diplômés à la recherche du travail, motivés par l'utilité et la pertinence de l'action entreprise, que ce soit dans le domaine de l'alphabétisation proprement dite, que dans celui de l'acquisition des savoirs pratiques et méthodologiques de base[2]. L'action pour eux n'aura pas seulement une portée lucrative - ce qui est l'évidence même - mais surtout un engagement moral, une mission qu'il faut accomplir selon les règles du devoir et de la citoyenneté. Ils doivent de ce fait être dynamiques, sociables, pragmatiques ; être capables aussi de créer et d'entretenir une ambiance chaleureuse avec les formés tout en maîtrisant les techniques de la communication et le savoir et le savoir-faire pédagogiques indispensables dans le domaine de l'enseignement non formel.
Afin qu'ils acquièrent des compétences professionnelles congruentes, ces alphabétiseurs suivront, à l'instar d'une formation psychopédagogique et socioculturelle, une formation pratique, telles que l'élaboration de documents pédagogiques et didactiques selon la démarche communicative, une mise en situation professionnelle capable de les initier à la pratique pédagogique et andragogique. Cette initiative mettra en place une connaissance réelle du terrain et instaurera une démarche fonctionnelle à l'alphabétisation de la population cible ; celle justement qui ne prétend pas «éradiquer» l'analphabétisme par des actions extensives et rapides, mais celle surtout qui prend en considération aussi bien l'âge réel et mental des apprenants, leur statut socio-économique, leurs besoins en formation, leurs motivations voire leurs aptitudes à s'adapter à cette autre réalité et en tirer profit .
3. L'étape post-alphabétisation (investissement de la formation dans la réalité quotidienne) :
Cette étape, se réalisant enfin en dehors du cadre d'enseignement et d'apprentissage, est la phase la plus importante de ce processus. Il s'agit en fin de compte pour les «néo-alphabètes» d'investir de manière autonome les acquis de l'alphabétisation dans leur milieu de vie. Ils doivent, au terme de cette formation pragmatique et interactive, être capables à la fois de lire et de comprendre, par exemple, les outils de la communication quotidienne dits les «écrits d'environnement », tels que les formulaires administratifs, les factures, les horaires de train, les prospectus, les modes d'emploi, etc.[3], d'être aussi capables de reconnaître la carte géographique de leur pays, la structure administrative de la région ou de la ville où ils habitent, d'être capables par ailleurs de lire des documents officiels, un règlement, de lire et de remplir un questionnaire, etc., de rédiger un texte court en rapport avec leur vécu et surtout de transférer ces connaissances instrumentales dans le domaine des activités professionnelles.
Ceci étant, cette action d' «alphabétisation professionnalisante » se fixe pour finalités une formation à double faces : d'abord l'alphabétisé acquiert des compétences linguistiques et communicatives susceptibles de le préparer à s'intégrer d'une manière satisfaisante dans la vie sociale ; ensuite, il apprendra selon ses besoins et motivations un métier capable de l'insérer dans la vie économique. L'article suivant sera exclusivement consacré à la formulation des objectifs généraux du DFP et les objectifs opérationnels ou encore les compétences à développer chez le formé. Il s'agit en premier lieu de prévoir une formation spécifique et opérationnelle des formateurs dans le domaine de l'alphabétisation. Ces intervenants doivent être capables de préciser dans leurs différentes prestations les capacités et les aptitudes à développer, la connaissance suffisante de la population ciblée, la durée de chaque activité envisagée, le contenu à délimiter, la pédagogie voire l'andragogie à mettre en œuvre, les modalités de l'évaluation formative et sommative, le suivi partiel et global de l'action menée. Si l'on focalise seulement sur des activités de nature scolaire sans tenir compte de la psychologie du bénéficiaire ni de ses éventuelles transformations motrices et comportementales, on est en train de prêcher dans le désert. On fera alors piètre figure. La réussite de tout projet appelle compétences et professionnalisme. C'est notamment ce qu'on espère à travers la stratégie pour une alphabétisation opérante et fiable.
[1] Dans cet article, le concept d'alphabétiseur désignera désormais le formateur en alphabétisation.
[2] Les alphabétiseurs recrutés sur dossier seront astreints à une formation modulaires à triples visées : 1°- Formation psychopédagogique
2°- Formation socioculturels et
3°- Formation pratique.
[3] Des fiches d'exploitation seront présentées dans cette étude. Elles serviront de supports pour un enseignement et un apprentissage fonctionnels.
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